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les Integrales





580 pages

l'etrusque de mika waltari




« Il est des objets divins dont la puissance est telle que leur simple contact guérit les malades.

Il est des objets qui protègent ceux qui les portent et d'autres qui leur sont néfastes.

Il est des lieux sacrés qui sont reconnus comme tels bien qu'aucun autel, aucune pierre votive, ne s'y dresse.

Il est aussi des devins qui voient le passé en tenant un objet dans leurs mains.

Mais quelle que soit la conviction qu'ils mettent à gagner leur huile et leur gruau, il est impossible de distinguer dans leurs paroles ce qui est vrai de ce qu'ils ont simplement rêvé ou inventé. Ils ne le savent pas eux-mêmes.

Cela je peux l'attester, car j'ai un don semblable »



Livre I


DELPHES


~1~


Moi, Lars Turms1, l'immortel, m'étant éveillé au printemps, j'ai vu que la contrée était de nouveau éclatante de mille et mille fleurs.

J'ai parcouru du regard ma belle demeure, j'ai vu l'or et l'argent, les statues de bronze, les vases à figures rouges et les fresques des murs. Pourtant je n'ai ressenti nul orgueil, car l'immortel ne saurait rien posséder en réalité.

Parmi la myriade d'objets précieux, j'ai choisi un humble vaisseau d'argile et, pour la première fois depuis bien des années, j'en ai déversé le contenu sur ma paume pour le dénombrer. C'étaient les cailloux de ma vie.

Puis, reposant le vaisseau et les galets qu'il contient au pied de la déesse, j'ai frappé un gong de bronze. Mes gens sont entrés en silence, ont peint mon visage, mes mains et mes bras du rouge sacré et m'ont revêtu de la robe sacrée.

Parce que ce fut pour moi-même et non pour mon peuple ou ma cité que j'ai fait ce que j'ai fait, j'ai refusé la litière de cérémonie et j'ai traversé la cité à pied. Ceux qui apercevaient mon visage et mes mains se sont écartés de mon chemin, les enfants s'interrompaient au milieu de leurs jeux, et une fillette, près des portes de la ville, a cessé de souffler dans son double pipeau.

J'ai franchi les portes et je suis descendu dans la vallée, au long du sentier que j'avais parcouru autrefois. Le ciel était d'azur radieux, le chant des oiseaux résonnait à mes oreilles et les colombes de la déesse roucoulaient. Ceux qui peinaient dans les champs interrompaient respectueusement leur labeur à ma vue, avant de me tourner le dos pour reprendre leur ouvrage.

Je n'ai pas choisi la route aisée qui mène à la montagne sainte, celle qu'empruntent les tailleurs de pierre, mais les marches sacrées que flanquent des piliers de bois peint. Ce sont des marches escarpées et je les ai gravies à reculons, sans jamais cesser de contempler ma cité, et, si j'ai maintes fois trébuché, jamais je ne suis tombé. Même les membres de ma suite, qui eussent pu me soutenir dans ma progression, étaient saisis de frayeur car jamais auparavant, nul n'avait gravi de cette manière la montagne sainte.

Parvenu sur le sentier sacré, j'ai vu que le soleil était à son zénith. En silence, je suis passé devant l'entrée des tombeaux que marquent des amoncellements de pierre  d'atteindre le sommet, est celui de mon père.

Devant moi, dans toutes les directions, s'étendait ma vaste contrée, ses vallées fertiles et ses collines boisées. Vers le nord étincelaient les eaux bleues de mon lac, à l'ouest se dressait le cône paisible de la montagne consacrée à la déesse et, dans la direction opposée, les demeures éternelles des trépassés. Tout cela que j'avais découvert, tout cela que j'avais connu.

Cherchant des yeux quelque présage, j'ai vu sur le sol la plume nouvellement tombée d'une colombe. Je l'ai ramassée et, dans ce geste, j'ai aperçu près d'elle un caillou rougeâtre. Cette petite pierre aussi, je l'ai prise dans ma main. C'était l'ultime caillou.

Alors, frappant légèrement du pied sur le sol, j'ai déclaré :

- Voici le lieu de ma tombe. Que l'on creuse ma sépulture dans la chair de la montagne et qu'on l'orne de manière convenable à mon rang.

Mes yeux éblouis ont distingué des êtres de lumière qui traversaient informes l'azur des cieux, comme j'en avais parfois, mais rarement, vu dans le passé. J'ai tendu mes deux bras, paumes tournées vers le sol, et, l'instant suivant, le bruit indescriptible que tout homme n'entend qu'une fois dans le cours entier de sa vie a retenti dans le ciel sans nuage. C'était comme la voix d'un millier de trompettes, vibrant à travers la terre et les airs, paralysant les membres mais gonflant le coeur.


Les membres de ma suite se sont laissés tomber sur le sol et ont couvert leur visage mais, touchant mon front et tendant mon autre main à travers l'espace, j'ai salué les dieux.


- Adieu, mon ère! Le siècle des dieux a pris fin et un autre commence, nouveau par les actions, nouveau par les coutumes, nouveau par les pensées.

A mes gens, j'ai déclaré :

- Debout, vous autres ! Réjouissez-vous du privilège qui vous a été accordé d'entendre le son divin de la fin d'une ère et du commencement d'une autre. Il signifie que tous ceux qui l'avaient déjà entendu sont morts et que nul, parmi les vivants, ne l'entendra de nouveau. Seuls ceux qui sont à naître auront ce privilège.

Cependant ils tremblaient toujours, et moi aussi, mais de ce tremblement qui ne vous saisit qu'une fois. La main refermée sur la dernière pierre de ma vie, j'ai de nouveau frappé du pied l'emplacement de ma tombe. Comme je le faisais, une soudaine et violente rafale de vent m'a enveloppé et, cessant de douter, j'ai su que je reviendrais quelque jour. Quelque jour, je m'élèverais de la tombe, pétri de neuve argile, pour entendre rugir le vent sous un ciel sans nuage, pour emplir ma narine de la résineuse fragrance des pins, pour voir de mes yeux les formes bleutées de la montagne divine. Si j'en avais conservé le souvenir, je choisirais parmi les trésors de mon tombeau le plus humble vaisseau d'argile et, déversant sur ma paume les galets qu'il renfermerait, les élevant l'un après l'autre devant mes yeux, je revivrais ma vie passée,

Lentement, j'ai regagné ma cité et ma demeure par le chemin que j'avais suivi. Le galet ramassé, je l'ai laissé tomber dans le vaisseau d'argile, au pied de la déesse, puis, couvrant mon visage de mes mains, j'ai sangloté. Moi, Turms l'immortel, j'ai répandu les derniers pleurs de mon être mortel, regrettant amèrement la vie que j'ai vécue.



~2~


C'était la nuit de la pleine lune et le début des festivités de printemps. Mais quand mes gens ont voulu laver mon visage et mes mains de la poudre sacrée qui les colorait, m'oindre et suspendre à mon cou un collier de fleurs, je les ai renvoyés.

- Qu'on prenne de ma farine pour cuire les gâteaux des dieux. Que dans mon troupeau des bêtes soient élues pour le sacrifice et que l'aumône soit faite aux pauvres ! Que, suivant la coutume, l'on danse les danses sacrificielles et s'adonne aux jeux divins !

Ainsi ai-je dit et j'ai chargé deux augures, deux interprètes de l'éclair et deux prêtres sacrificiels de veiller à ce que tout s'accomplisse comme le prescrit la coutume.

J'ai moi-même brûlé de l'encens dans ma chambre, jusqu'à ce que l'air soit lourd de la fumée des dieux. Puis je me suis étendu sur le triple matelas de ma couche et, pressant fermement mes bras croisés sur ma poitrine, j'ai laissé la lune baigner mon visage. J'ai sombré dans un sommeil qui n'était pas le sommeil et tout frémissement a cessé dans mes membres. C'est alors que le chien noir de la déesse est entré dans mon rêve mais il n'aboyait plus comme autrefois et la fureur avait quitté ses yeux. Doucement, il s'est approché de moi, m'a sauté sur les genoux et léché le visage. Je lui ai parlé dans mon rêve.

- Ton incarnation infernale n'éveille point en moi le désir, déesse. Tu m'as offert des richesses dont je ne voulais pas et un pouvoir auquel je n'aspirais point. Il n'est pas de richesse terrestre qui pourrait m'induire à me satisfaire de toi.

Le chien noir sur mes genoux a disparu et le sentiment d'oppression s'est évanoui. Puis dans mon corps lunaire traversé par les rayons de l'astre nocturne, j'ai levé les bras au ciel.

Une nouvelle fois, j'ai repoussé la déesse.

- Même sous ma forme infernale, je ne t'adorerai point.

J'ai échappé aux égarements de mon corps lunaire et mon esprit tutélaire2, un être plus beau que le plus bel être humain, a pris forme sous mes yeux. Tandis qu'elle s'approchait de moi et, le sourire aux lèvres, s'asseyait au bord de ma couche, elle était plus vivante qu'une mortelle.

- Touche-moi de ta main, l'ai-je implorée, pour qu'enfin je te connaisse. Je suis las de convoiter ce qui appartient à la terre et ne désire plus que toi.

- Ce n'est pas encore le moment, me répondit-elle. Mais un jour tu me connaîtras. C'est moi que tu aimais en celles que tu as aimées sur la terre. Toi et moi demeurerons ensemble mais toujours séparés jusqu'au moment où je pourrai t'enlacer et t'emporter sur mes ailes puissantes.

- Ce ne sont pas tes ailes que je désire mais toi-même. Je veux te tenir dans mes bras. Si ce n'est dans cette vie, du moins dans quelque vie future, je te forcerai de revêtir une forme humaine pour me permettre de te découvrir avec des yeux humains. Pour cela seulement je veux être de ceux qui reviennent.

Ses doigts ténus caressèrent ma gorge.

- Turms, quel redoutable menteur tu fais ! murmura-t-elle.

Quoique semblable à la flamme, sa beauté est celle d'un être humain. Considérant sa perfection, j'ai imploré :

- Dis-moi ton nom pour que je puisse te connaître.

Elle a souri.

- Et comme tu aimes à dominer ! Cependant, même si tu connaissais mon nom, tu ne me tiendrais pas en ton pouvoir. Ne crains rien, lorsque enfin je te prendrai dans mes bras, je murmurerai mon nom à ton oreille mais tu l'auras probablement oublié lorsque tu t'éveilleras dans le tonnerre de l'éternité.

- Je ne veux pas l'oublier.

- Tu l'as déjà oublié dans le passé.

Incapable de résister plus longtemps, j'ai tendu les bras pour l'étreindre. Ils se sont refermés sur le vide, bien que sous mes yeux elle ait encore été vivante. A travers son corps, peu à peu les objets ont commencé d'apparaître. J'ai bondi brusquement et mes doigts n'ont agrippé que les rayons de lune. A grands pas j'ai parcouru la pièce, touchant différents objets, mais mes bras sans force ne pouvaient soulever les plus légers d'entre eux. De nouveau un sentiment d'oppression s'est emparé de moi et j'ai frappé le gong du poing pour jouir d'une compagnie humaine. Mais le bronze n'a rendu aucun son.

Lorsque je me suis réveillé, je gisais sur ma couche et mes bras en croix pesaient sur ma poitrine. J'ai vu que je pouvais bouger mes membres, je me suis assis sur le bord de mon lit et j'ai caché mon visage dans mes mains.

A travers l'encens et la terrifiante lumière lunaire, m'est parvenue la saveur métallique de l'éternité et son odeur glaciale.

Devant mes yeux dansait sa flamme froide et son tonnerre grondait à mes oreilles.

Je me levai et, d'un air de défi, lançai mes bras vers le ciel et criai :

- Je ne te crains pas, Chimère. Je vis encore de la vie d'un humain. Non pas comme un immortel mais comme un humain parmi ceux de son espèce.

Mais je ne pouvais oublier. De nouveau, je lui parlai, je parlai à l'invisible qui volait autour de moi, me protégeant de ses ailes.

- J'avoue que chaque fois que j'ai obéi à mes propres désirs égoïstes, ce fut une erreur néfaste pour moi-même et pour les autres. Ce n'est que lorsque je me suis laissé gouverner par toi, sans le savoir, comme quelqu'un qui marche dans son sommeil, que j'ai fait à coup sûr ce qui devait l'être. Mais il me faut encore apprendre par moi-même ce que je suis et pourquoi je le suis.

Après ces éclaircissements, je lui fis entendre mes sarcasmes

- Il est vrai que tu as fait de ton mieux pour me faire croire en toi, mais je ne crois point. Je suis encore si humain que je ne croirai que lorsque je m'éveillerai dans une autre vie au milieu du rugissement de la tempête et que je me souviendrai et me connaîtrai moi-même. Lorsque cela arrivera, je serai ton semblable. Alors il sera plus aisé pour nous de nous entendre.

J'ai pris aux pieds de la déesse le vaisseau d'argile, j'ai fait couler les galets dans ma main et je me suis souvenu. Et m'étant souvenu, j'ai rapporté tout cela par écrit du mieux que je pouvais.



~3~


Il est rare qu'un homme se penche sur le sol pour ramasser un caillou et le conserver comme symbole de la fin d'une ère et du commencement d'une autre. Aussi faut-il pardonner aux parents d'un mort qui placent dans l'urne une quantité de pierres égale au nombre d'années du disparu. Dans ce cas, les cailloux ne révèlent rien d'autre que son âge. Il a vécu de la vie ordinaire d'un humain et s'en est satisfait.

Les nations aussi passent par différentes ères, qu'on appelle les siècles des dieux. Ainsi nous, immortels, nous savons qu'il a été accordé aux douze cités et peuples étrusques dix cycles de vie et de mort. Nous en parlons comme d'une durée de mille années parce qu'il est plus simple de parler avec des chiffres mais chaque cycle ne compte pas forcément cent années. Un cycle est plus ou moins long. Seuls son commencement et sa fin nous sont connus, par quelque signe infaillible que nous recevons.

L'homme aspire à des certitudes auxquelles il ne peut atteindre. Ainsi les devins comparent-ils le foie des victimes au modèle d'argile dont chaque partie porte le nom d'une divinité particulière. La divine connaissance leur fait défaut. C'est pourquoi ils se trompent parfois.

De même en est-il des prêtres qui connaissent parfaitement les règles de la divination d'après le vol des oiseaux. Lorsqu'ils sont confrontés à un signe qui ne leur est pas familier, ils se troublent et prédisent sans voir. Je ne m'attarderai pas sur les interprètes de l'éclair qui, avant l'orage, montent sur les sommets sacrés et tirent des prophéties pleines d'assurance de la couleur et de la course du feu dans le ciel, qu'ils ont divisé et orienté selon les douze régions célestes.

Mais je n'en dirai pas plus car ainsi doit-il toujours en être. Toute chose peu à peu s'engourdit, s'ossifie et prend de l'âge. Rien n'est plus triste que le savoir desséché et désuet, le savoir humain, en 'regard de la divine intuition. L'homme apprend beaucoup mais ce qu'il apprend n'est pas la connaissance. Les sources du vrai savoir jaillissent de la certitude des perceptions divines.

Il est des objets divins dont la puissance est telle que leur simple contact guérit les malades. Il est des objets qui protègent ceux qui les portent et d'autres qui leur sont néfastes. Il est des lieux sacrés qui sont reconnus comme tels bien qu'aucun autel, aucune pierre votive, ne s'y dresse. Il est aussi des devins qui voient le passé en tenant un objet dans leurs mains. Mais quelle que soit la conviction qu'ils mettent à gagner leur huile et leur gruau, il est impossible de distinguer dans leurs paroles ce qui est vrai de ce qu'ils ont simplement rêvé ou inventé. Ils ne le savent pas eux-mêmes. Cela je peux l'attester, car j'ai un don semblable.

Quoi qu'il en soit, quelque chose demeure dans les objets utilisés et aimés longtemps par quelqu'un et associés à quelque événement heureux ou malheureux. Quelque chose qui ne procède pas de l'objet lui-même. Tout cela est aussi vague qu'un songe, illusoire autant que vrai. Comme les sensations de l'homme que seul le désir dirige - le désir de voir, d'entendre, de sentir, de goûter. Jamais deux êtres ne goûtent ni ne voient la même chose de la même manière. Non plus que le même être n'entend ou ne touche une même chose de la même manière à des moments différents. Ce que l'on jugera plaisant et désirable à tel moment paraîtra répugnant ou inepte à tel autre. C'est pourquoi celui qui se fie au seul témoignage de ses sens se ment à soi-même tout au long de sa vie.

Pourtant, alors même que je trace ces lignes, je sais que je le fais parce que je suis vieux et usé, que la vie a un goût amer et que le monde ne me présente plus rien de désirable. Dans mes jeunes années, je n'eusse pas écrit ainsi et pourtant, toutes les lignes que j'aurais pu tracer alors eussent été également véridiques.

Ainsi, pourquoi écrire ?

J'écris pour vaincre le temps et pour me connaître. Mais puis-je vaincre le temps ? Cela, je l'ignorerai toujours, car je ne puis savoir si les écrits effacés survivent néanmoins. Aussi me contenterai-je d'écrire pour me connaître.

Mais, pour commencer, je vais prendre dans ma main un caillou noir et lisse et écrire comment me vint mon premier pressentiment de ce que je suis en réalité, plutôt que de ce que je m'étais jusqu'alors contenté de croire que j'étais.



~4~


Ce fut au milieu de montagnes lugubres, sur la route de Delphes. A peine nous étions-nous éloignés des rivages de la mer que les lointains sommets de l'ouest s'illuminaient d'éclairs. Quand nous eûmes atteint le village, ses habitants s'employèrent à dissuader les pèlerins de poursuivre plus avant. Nous étions en automne, disaient-ils, et une tempête n'allait pas tarder à éclater. Les éboulements allaient sans doute couper la route et les torrents emporteraient les voyageurs.

Mais si moi, Turms, je m'étais mis en marche, c'était pour être jugé par l'oracle de Delphes. Les soldats athéniens s'étaient portés à mon secours et m'avaient offert l'asile d'un de leurs vaisseaux lorsque, pour la deuxième fois de ma vie, les Ephésiens avaient voulu me lapider à mort. Et maintenant, j'allais au-devant de l'orage. Les villageois qui vivaient du passage des pèlerins les invitaient sous divers prétextes à s'arrêter. Ils nous proposèrent bonne table, couche molle et talismans d'os, de bois et de pierre. Ne craignant ni l'éclair ni la tempête, je ne tins aucun compte de leurs avertissements.

Je poursuivis seul ma route, habité par l'horreur de mon crime. L'air fraîchissait. Les nuages déferlèrent sur les montagnes et la lueur des éclairs bientôt m'environna. Les grondements assourdissants du tonnerre roulaient sans répit d'un bord à l'autre de la vallée. La foudre fendit les rochers, la pluie et la grêle fouettèrent mon corps et la fureur de la bourrasque manqua plusieurs fois me précipiter dans le ravin. Mes coudes et mes genoux se blessèrent aux pierres.

Mais je ne ressentais aucune douleur. Tandis qu'autour de moi l'éclair flamboyait comme s'il avait voulu me manifester sa terrible puissance, j'ai connu l'extase pour la première fois de ma vie. Ignorant le sens de ce que je faisais, je commençai de danser sur la route de Delphes. Mes pieds volèrent, mes bras se tendirent et je dansai une danse que personne ne m'avait enseignée, une danse qui avait jailli et tremblait en moi comme une flamme. Mon corps tout entier s'emportait dans la transe joyeuse.

Alors, pour la première fois, je perçus qui j'étais. Rien de mauvais ne pouvait m'arriver, j'étais hors d'atteinte du malheur. Tandis que je dansais sur la route de Delphes, des mots que je ne connaissais pas, les mots d'une langue inconnue se pressaient sur mes lèvres. Le rythme même de la chanson m'était étranger, aussi étranger que les figures de ma danse.

Lorsque j'eus franchi la muraille des monts, je découvris à mes pieds, obscurcie de nuages et brouillée de pluie, l'oblongue vallée de Delphes. L'orage se calma, le ciel s'ouvrit, le soleil brilla au-dessus de la ville, ses maisons, ses monuments et son temple sacré resplendissant dans la lumière du soleil. Seul, sans avoir à demander mon chemin, je découvris la fontaine sacrée. Je jetai à terre mon bagage, me défis de mes vêtements boueux et plongeai dans l'onde purificatrice. L'eau du bassin circulaire avait été troublée par la pluie mais celle qui se déversait entre les mâchoires du lion lava ma chevelure et mon corps. Dans la lumière solaire je me remis en marche et l'extase était encore en moi. Car mes membres tremblaient comme la flamme et je ne sentais pas le froid.

Les serviteurs du temple couraient à ma rencontre. Mon regard un instant s'arrêta sur les hommes aux tuniques flottantes, aux fronts ceints du bandeau sacré. Puis je levai les yeux. Dominant toute chose, écrasant le temple lui-même, je vis la sombre falaise, seuil de l'abîme où s'engloutit toute faute. Les oiseaux noirs que la tempête avait chassés revenaient tournoyer au-dessus du gouffre. Négligeant la voie sacrée, je m'élançai en direction du temple, coupant à travers les terrasses, les monuments et les statues.

Au pied du temple, j'étreignis l'autel massif et je criai :

- Moi, Turms d'Ephèse, j'invoque la protection de la déesse et réclame le jugement de l'oracle.

En levant les yeux sur la frise du péristyle, je les vis. Dionysos au banquet, Artémis chasseresse et son chien. Je sus alors qu'il me fallait entrer. Les serviteurs tentèrent de me barrer le passage, mais je les repoussai.

Je courus à travers le pronaos3, devant les urnes d'argent géantes et les précieuses offrandes votives. J'atteignis la salle la plus reculée, là où, sur un petit autel, danse la flamme éternelle.

Là où se dresse l'Omphalos4, centre de la terre que la fumée des siècles disparus a noirci. Je posai ma main sur la pierre sacrée et me plaçai sous la protection divine.

Au contact de la pierre, un indicible sentiment de paix s'empara de moi. Sans crainte, je considérai ce qui m'entourait. Dans l'ombre du temple, je distinguai le tombeau de Dionysos et les aigles de la très haute divinité  Les serviteurs n'oseraient pas entrer. je n'aurais plus affaire qu'aux prêtres, aux hommes voués à interpréter la parole divine.

Alertés par leurs serviteurs, les quatre vénérables se hâtaient vers moi, ajustant leurs bandeaux et drapant leurs tuniques. Leur visage grimaçait, leurs paupières étaient lourdes de sommeil. L'hiver approchant, les pèlerins se. faisaient rares et, en ce jour de tempête, ils n'attendaient personne. C'est pourquoi mon arrivée troublait leur repos.

Aussi longtemps que je serais ainsi, couché nu sur le sol du sanctuaire ultime, mes bras enserrant l'Omphalos, ils ne pourraient user de violence contre moi. En outre, ils ne se soucieraient pas de porter la main sur moi, tant qu'ils ignoreraient mon identité. Après s'être consultés à voix basse, ils m'interrogèrent :

- As-tu du sang sur les mains ?

Je répondis aussitôt qu'il n'en était rien, ce dont ils furent visiblement soulagés. Si j'avais commis ce crime-là, ils auraient été contraints de purifier le temple.

- As-tu offensé les dieux ?

Je délibérai un moment avant de répondre :

- Je n'ai pas offensé les dieux helléniques. Au contraire, la vierge sacrée, soeur de votre dieu, veille sur moi.

- Qui es-tu donc et que veux-tu ? grognèrent-ils. Pourquoi es-tu venu en dansant à travers la tempête ? Pourquoi as-tu sans notre permission plongé dans l'eau de la fontaine sacrée ? Comment oses-tu troubler l'ordre du temple et offenser la coutume ?

Par bonheur je n'eus pas à parler car à cet instant soutenue par ses serviteurs, la pythie faisait son entrée. C'était une femme encore jeune, au visage nu et tragique. Ses yeux étaient dilatés, sa démarche chancelante. Elle me regarda comme si elle m'avait toujours connu. Une rougeur se répandit sur son visage lorsqu'elle commença de parler  :

- Enfin, tu es venu, toi qu'on attendait depuis si longtemps ! Nu et purifié par la fontaine, tu t'es avancé en dansant sur tes pieds ailés. Fils de la lune, de la conque marine, du cheval marin, je te connais. Tu es venu du Ponant.

Je songeai tout d'abord à lui dire qu'elle se trompait gravement car je venais d'aussi loin à l'Orient que la rame et la voile pussent porter. Néanmoins, ses paroles m'avaient ému.

- Femme vénérable, en vérité, me connais-tu ?

Un rire sauvage la secoua et elle approcha son visage tout près du mien :

- Comment pourrais-je ne pas te connaître ! Lève les yeux et regarde-moi en face !

Sous le regard de la sainte femme, je desserrai mon étreinte autour de la pierre sacrée. Je la regardai en face. Elle avait revêtu l'apparence de Dioné aux joues vermeilles, de la douce Dioné qui avait gravé son nom dans une pomme avant de me la jeter. La divine beauté s'évanouit et elle prit le sombre visage de la statue d'Artémis tombée du ciel en Ephèse. Une nouvelle fois ses traits changèrent et ce fut une femme que j'aperçus, à peine un instant, avant qu'un brouillard l'enveloppât. Puis je contemplai de nouveau les yeux violents de la pythie.

- Moi aussi, je te connais, dis-je.

Si ses serviteurs ne l'avaient retenue, elle m'aurait embrassé. Son bras se tendit, sa main effleura ma poitrine et je sentis couler en moi la force qui émanait de ses doigts.

- Qu'il soit ou non initié, ce jeune homme m'appartient, décréta-t-elle. Ne portez pas la main sur lui. Quoi qu'il ait fait, ce fut pour accomplir les divines volontés, non les siennes. De tout crime, il est innocent.

Alors les prêtres tous ensemble se récrièrent

- Ce ne sont pas là des paroles divines car elle ne se tient pas sur le trépied sacré. C'est une extase feinte. Emmenez-la.

Mais, résistant sans peine à ses serviteurs, elle rugit des mots de défi

- Je vois par-delà les mers monter la fumée des incendies. Cet homme est venu avec de la cendre sur les mains et la trace du feu sur ses flancs. Mais je l'ai purifié. Désormais il est pur et libre d'aller et venir comme il l'entendra.

Telles furent ses dernières paroles claires et intelligibles. Puis, prise de convulsion, la bouche écumante, elle s'effondra dans les bras de ses serviteurs qui l'emportèrent, inconsciente.

Tremblants et inquiets, les prêtres m'entourèrent.

- Nous devons débattre de ce cas entre nous, dirent-ils. Mais sois sans crainte. L'oracle t'a libéré de l'horreur de ton crime et nous voyons bien que tu n'es pas un humain ordinaire. Car la pythie à ta seule vue est entrée en extase. Pourtant, comme elle ne se tenait pas sur le trépied sacré, nous ne pouvons porter ses paroles sur le registre sacré. Mais nous les garderons à l'esprit.

Avec des feuilles de laurier prises sur l'autel, ils me. frottèrent les mains et les pieds. Ils me conduisirent hors du temple. Les serviteurs avaient rapporté de la fontaine mon bagage et mes vêtements maculés. Quand leurs doigts eurent éprouvé la finesse de ma tunique de laine, les prêtres furent convaincus de ne pas avoir affaire à une personne de basse extraction. La bourse gonflée de pièces d'or à l'effigie du lion de Milet et quelques pièces d'argent portant l'abeille d'Ephèse firent aussi beaucoup pour les rassurer. Je leur tendis en même temps les deux tablettes de cire scellées qui contenaient des témoignages sur ma conduite. Ils me promirent de les lire avant de me questionner de nouveau.

C'est ainsi que je passai la nuit dans une pièce à l'ameublement sommaire. Au matin, les serviteurs vinrent m'inviter à jeûner et me purifier dans l'attente du moment où je comparaîtrai devant les prêtres.


~5~


Tandis que je gravissais la colline de Delphes, me dirigeant vers son stade désert, en dépit de l'ombre qui gagnait, l'éclat d'une javeline accrocha mon regard. L'épieu pointu scintilla de nouveau en traversant les airs, comme un présage ailé. Et je vis un jeune homme, guère plus âgé que moi mais de plus forte stature, lancé dans une course légère à la suite de son arme.

Je l'examinais tandis que je courais sur les pistes. La solitude était sur son visage et d'horribles cicatrices sur son corps. Ses muscles noueux saillaient. Pourtant il émanait de lui tant de confiance et de force qu'il me sembla que c'était le jeune homme le mieux tourné que j'eusse jamais vu.

- Courons ensemble ! lui criai-je. Je suis fatigué de ne me mesurer qu'à moi-même.

Il planta la javeline dans le sol et s'empressa de me rejoindre.

- En avant ! hurlai-je. Et nous nous élançâmes.

Plus léger que lui, je croyais vaincre aisément. Mais il me suivit sans effort et ne me laissa gagner que d'une longueur de main.

Bien que nous tentions de nous le cacher, nous étions tous deux hors d'haleine.

- Tu cours bien, concéda-t-il. Maintenant, lançons la javeline.

Son arme était de facture spartiate et en la soupesant, je m'efforçai de dissimuler que je n'avais pas l'habitude d'armes d'un tel poids. Je ramassai mes forces et lançai la javeline plus loin que je n'avais jamais fait, plus loin que je n'aurais espéré. Incapable de réprimer un sourire, je m'élançai pour la reprendre et je souriais toujours lorsque je la lui tendis. Mais le jeune homme l'envoya aussitôt, sans effort apparent, à plusieurs longueurs de ma marque.

- Quel lancer prodigieux ! m'exclamai-je avec admiration. Mais tu es sans doute trop lourd pour exceller dans le saut en longueur. Veux-tu te mesurer à moi ?

Mais là encore, ma victoire ne tint qu'à un cheveu. Sans un mot, il saisit ensuite un disque. Comme un faucon de lumière, le lourd palet alla s'abattre bien plus loin que je ne pus le jeter. Il sourit à son tour.

- La lutte fera la décision, dit-il.


Je l'examinai et ressentis un étrange malaise à l'idée de lutter avec lui. Je savais qu'il vaincrait sans peine mais ce n'était pas ce qui m'inquiétait. C'était l'idée de sentir ses bras m'étreindre qui me faisait reculer.

- Ta force surpasse la mienne, concédai-je. La victoire t'appartient.

Après quoi nous ne dîmes plus rien et chacun d'entre nous poursuivit pour lui-même ses exercices dans le stade désert, jusqu'au moment où nous fûmes couverts de sueur. Lorsque je me dirigeai vers les berges du ruisseau en crue, il hésita puis m'emboîta le pas. Je me lavai et me frottai le corps de sable. Il m imita.

- Peux-tu me frotter le dos ? demanda-t-il.

Je m'exécutai et il me rendit le même service, m'étrillant si rudement que je le repoussai en lui jetant de l'eau au visage. Il sourit, sans s'abaisser cependant à me suivre dans ce jeu puéril.

Je montrai la cicatrice sur son torse et demandai :

- Serais-tu soldat ?

- Je suis spartiate, rétorqua-t-il avec superbe.

Je l'examinai avec une curiosité nouvelle. C'était le premier Lacédémonien5 que je rencontrais. Il ne semblait pas mériter la réputation de brutalité et d'insensibilité attachée à ses compatriotes. Je savais que les Spartiates se faisaient gloire de leur cité sans murailles car eux-mêmes prétendaient qu'ils étaient une muraille bien suffisante. Mais je n'ignorais pas non plus qu'il leur était interdit de quitter leur cité, sauf en troupe et en ordre de bataille.

Il lut la question dans mes yeux et expliqua :

- Moi aussi, je suis prisonnier de la décision de l'oracle. Mon oncle, le roi Cléoménès, a fait des rêves de mauvais augure et m'a éloigné. Je suis un descendant d'Héraclès.

Je songeai que, connaissant le tempérament d'Héraclès et ses innombrables voyages à travers le monde, on pouvait supposer qu'il y avait des milliers de ses descendants dans une infinité de pays.

Mais, considérant les muscles frémissants de mon interlocuteur, je gardai mes réflexions pour moi.

Sans y avoir été invité, il me récita sa généalogie et conclut :

- Mon père Dorieos était connu comme le plus bel homme de son temps. Mais à cause des haines qu'il s'était attirées dans son pays, il a traversé la mer pour fonder, en Italie ou en Sicile, sa propre cité. C'est là qu'il a fini sa vie, de longues années plus tard.

Soudain son visage s'assombrit :

- Pourquoi me regardes-tu ainsi ? Dorieos est mon vrai père. Depuis que j'ai quitté Sparte, j'ai le droit de porter son nom si bon me semble. C'est ma mère qui m'a parlé de lui, ma mère qui m'a élevé jusqu'à l'âge de sept ans, avant de me remettre à l'Etat. Comme mon père légal était incapable de procréer, il a demandé à Dorieos de s'accoupler à ma mère, en grand secret. Tu sais qu'à Sparte, les maris eux-mêmes ne peuvent rencontrer leur femme qu'en secret, en usant de stratagèmes. Tout cela est la pure vérité: si je n'avais pas été le fils de Dorieos, je n'aurais pas été banni de Sparte.

J'aurais pu lui faire remarquer que, depuis la guerre de Troie, les Lacédémoniens avaient de bonnes raisons de se méfier des hommes et des femmes d'une excessive beauté. Mais sur le chapitre de ses origines, il était manifestement très sourcilleux. Ce qu'après tout je n'avais pas de mal à comprendre, puisque ma propre naissance était plus mystérieuse encore.


Nous nous vêtîmes en silence au bord du ruisseau. Au-dessous de nous, les ombres gagnaient l'oblongue vallée de Delphes. Les montagnes devenaient violettes. J'étais purifié, j'étais vivant, j'étais fort. Je sentais dans mon coeur le miel d'une amitié naissante pour cet étranger qui avait accepté de se mesurer à moi sans savoir qui j'étais ni d'où je venais.

Tandis que nous suivions le chemin descendant vers la ville, il me lançait des regards en coin.

- Tu me plais, dit-il enfin, quoique nous autres, Spartiates, méprisions d'ordinaire la compagnie des étrangers. Mais je suis seul et lorsqu'on a toujours vécu avec d'autres hommes de son âge, il est dur d'être sans compagnon. Si je ne suis plus soumis aux coutumes de mon peuple, elles sont néanmoins en moi et me lient plus étroitement que des fers. C'est pourquoi j'aimerais mieux être mort et que mon nom soit gravé dans la pierre qu'être ici.

- Je suis seul moi aussi, dis-je. Je suis venu à Delphes de mon propre gré, pour être purifié ou mourir. La vie n'a plus de sens si je dois rester à jamais une malédiction pour ma cité et toute l'Ionie.

Sous ses mèches bouclées et humides, son visage prit une expression dubitative.

- Ne me juge pas trop vite, plaidai-je. La pythie m'a décrété innocent, sans avoir eu besoin de mâcher le laurier ni de se tenir sur le trépied sacré, ni de respirer les vapeurs délétères que dégorge l'abîme. Ma seule vue l'a plongée dans la divine transe.

Le sourire des sceptiques Ioniens me vint aux lèvres et l'ajoutai, après m'être assuré que nous n'étions pas écoutés :

- J'ai cru voir qu'elle aimait les mâles. Je ne doute point qu'elle soit une personne sainte mais les prêtres doivent avoir bien du mal à interpréter ses divagations d'une manière qui les satisfasse.

D'un geste de la main, il m'interrompit et dit d'une voix alarmée :

- Tu ne crois donc pas à l'oracle ? Si tu blasphèmes contre les dieux, je n'ai plus rien à faire avec toi.

- Ne t'alarme point. Toute chose a deux faces, celles que nous voyons et celle que nous ne voyons pas. Je doute de l'oracle sous son aspect terrestre, c'est vrai, mais cela ne signifie pas que je ne le reconnais pas et que je ne me soumettrai pas à son jugement, m'en coûterait-il la vie. L'homme doit croire en quelque chose.

- Je ne te comprends pas, dit-il, effaré.

Cette nuit-là, nous nous en fûmes chacun de son côté mais le jour suivant, ou le surlendemain peut-être, il vint au-devant de moi et demanda :

- Est-ce toi, homme d'Ephèse, qui as mis le feu au temple de la déesse lydienne de la terre et par là à toute la ville de Sardes ?

- C'est là mon crime, reconnus-je. Moi, Turms d'Ephèse, en porte seul l'horreur. Je suis coupable de l'incendie de Sardes.

A ma grande surprise, le visage de Dorieos s'éclaira et, de ses deux mains, il me frappa les épaules :

- Pourquoi te considères-tu comme un criminel, toi le héros des Hellènes ? Ignores-tu que l'incendie de Sardes a ranimé les flammes de la révolte, des bords de l'Hellespont6 jusqu'aux rives de Chypre ?

Ses paroles me remplirent d'horreur.

- S'il en est ainsi, les Ioniens sont tous fous ! Apprends la vérité : Certes, il ne nous fallut que trois jours après l'arrivée des vaisseaux athéniens pour nous précipiter contre Sardes comme un troupeau lancé derrière son bélier. Mais là, la ville et les murailles ont brisé notre élan et nous dûmes nous retirer aussi vite que nous étions venus. Beaucoup d'entre-nous tombèrent sous les coups des auxiliaires perses et, dans les ténèbres et la confusion, nous allâmes jusqu'à nous entre-tuer. Non, notre expédition contre Sardes n'eut rien d'héroïque. Pour mettre le comble à notre déroute, nous nous sommes compromis avec des femmes qui s'adonnaient, aux portes d'Ephèse, à des festivités nocturnes. Les Ephésiens ont fait une sortie et ont encore massacré bon nombre d'entre nous. Tu vois que cette expédition inepte se termina en déroute honteuse.

Dorieos secoua la tête :

- Tu ne parles pas en vrai Grec. La guerre est la guerre et tous ses aléas ne doivent servir qu'à faire briller la gloire de la patrie et celle des morts, quelle que soit la manière dont ils sont tombés. Je ne te comprends pas.

- Je ne suis pas un Hellène, rétorquai-je. Je suis un étranger. Voilà maintenant de nombreuses années, j'ai repris mes sens au pied d'un chêne que la foudre venait de frapper. Un bélier me heurtait de son front cornu et des moutons morts gisaient alentour. L'éclair avait arraché mes habits et laissé une trace noire sur mes reins. Mais Zeus, en dépit de ses efforts, n'avait pu m'arracher à la vie.




~6~


L'hiver était presque sur nous lorsque les quatre prêtres me firent appeler. Entre-temps, le jeûne m'avait amaigri, le stade avait aguerri mon corps et je m'étais soumis à tant d'exercices de purification que je tremblais. Selon l'habitude des vieillards, les prêtres me firent commencer par le commencement - et raconter ce que je savais de la révolte des cités ioniennes, sur la mise à mort ou le bannissement des tyrans à la solde des Perses.

Je rapportai tout ce que je connaissais de notre honteuse offensive contre Sardes, la ville du satrape. Puis je leur dis :

- Artémis d'Ephèse7, la puissante déesse, m'a pris sous sa protection lorsque je suis arrivé dans sa ville et désormais ma vie lui appartient. Ces dernières années, la Lydienne Cybèle, la sombre déesse, est entrée en rivalité avec l'Artémis des Hellènes pour obtenir leur dévotion. Les Ioniens sont un peuple frivole, avide de nouveautés et, sous la domination des Perses, nombre d'entre eux ont fait le voyage de Sardes pour sacrifier à Cybèle et s'adonner à ses honteux rites secrets. Lorsque je me joignis à l'expédition athénienne, on me dit, et j'avais toute raison de le croire, que la guerre que nous allions mener était aussi celle de la vierge à l'arc contre la sombre déesse. C'est pourquoi j'avais le sentiment d'accomplir un haut fait en mettant le feu au temple de Cybèle. Ce n'est pas ma faute si, au même moment, un vent puissant se leva, livrant aux flammes les maisons aux toits de roseaux et la cité tout entière.

Puis je décrivis de nouveau notre fuite et les escarmouches avec les Perses. Enfin, fatigué de raconter, je dis :

- Mais vous avez les tablettes de cire que j'ai apportées. Croyez-les si vous ne me croyez pas.

- Nous les avons ouvertes et nous les avons lues, répondirent les vénérables vieillards. Nous avons également établi la vérité sur les événements d'Ionie et l'expédition de Sardes. Que tu regrettes d'y avoir pris part, que tu t'abstiennes de la glorifier plaide en ta faveur. S'il se trouve des fous pour louer dans cette expédition le plus glorieux exploit des Hellènes, l'incendie d'un temple, fût-il celui de l'Asiatique Cybèle8 que nous abhorrons, est une affaire grave, car lorsqu'on commence à brûler les temples, même les dieux hellènes sont menacés.

Sur ma demande, ils relurent les tablettes de cire et me permirent même de prendre connaissance de leur contenu. Le premier des messages disait :


Artémisia du temple d'Artémis en Ephèse salue le saint conseil des prêtres d'Apollon de Delphes. Gardienne de la vierge divine, je connais mieux que personne ses manifestations et ses rituels. Je peux proclamer que Turms d'Ephèse a l'approbation pleine et entière de la déesse. C'est pourquoi je l'ai secrètement placé sous la protection de notre frère divin, Apollon. Permettez à l'oracle de le libérer car il n'a pas fait le mal mais le bien. La déesse elle-même guidait sa main lorsqu'il a jeté sa torche étincelante dans ce temple maudit.


La tablette racontait ensuite mon arrivée à Ephèse et ma rédemption par Héraclite, frère du roi sacrificiel, et concluait :


Portez-vous bien et rendez justice à ce jeune homme. C'est un loyal garçon.


L'autre tablette de cire commençait ainsi :


Epenides, au nom du Conseil des Anciens, salue respectueusement le très saint oracle de Delphes et ses prêtres. Sur la demande de notre roi sacrificiel, nous vous adjurons, ayant le bon droit à nos côtés, de bien vouloir condamner Turms, le sacrilège, le rebelle, l'incendiaire d'un temple. L'incendie de Sardes fut la plus grande calamité qui se soit jamais abattue sur l'Ionie.


Le message concluait :


Les temps que nous vivons sont durs, aussi devez-vous faire jeter Turms au bas de la falaise afin d'éviter qu'il n'attire sur notre cité des malheurs pires encore que ceux dont il est déjà la cause. Lorsque nous apprendrons sa mort, nous vous enverrons avec joie un trépied d'argent pour votre autel intérieur.


Après avoir lu ce message malveillant dont on m'avait assuré qu'il était destiné à me défendre, je m'écriai avec colère :

- Espèrent-ils que leur couardise apaisera le ressentiment des Perses ? Ils sont pourtant à bord du même vaisseau que les autres cités ioniennes. Quelle que soit mon origine, je suis fier à présent de n'être pas Ephésien.

Ces derniers mots qui m'avaient échappé me plongèrent dans la confusion. Les prêtres s'en aperçurent et demandèrent :

- Quelles sont donc tes origines ?

- La foudre m'a frappé près d'Ephèse, je ne sais rien de plus. Après cela, je fus malade pendant des mois.

Pesant soigneusement mes mots, je leur racontai comment, pour me mettre à l'abri, on m'avait fait quitter Sybaris9, en Italie, pour Milet, lorsque j'avais dix ans. Quand les habitants de Milet apprirent que ceux de Crotone avaient rasé Sybaris et détourné une rivière pour que son cours en noie les ruines, le chagrin de mes hôtes fut tel qu'ils s'arrachèrent les cheveux. Puis, oubliant les lois de l'hospitalité, ils me traitèrent avec rudesse. On m'apprit d'abord le métier de boulanger puis celui de berger, mais les coups que je recevais me jetèrent dans cette fuite au bout de laquelle, près d'Ephèse, la foudre devait me frapper.

Avec des gestes de découragement, les prêtres s'écrièrent :

- Quel embarrassant problème ! Comment serions-nous capables de le résoudre ? Turms n'est même pas un nom grec mais puisqu'on s'est occupé de l'éloigner de Sybaris, il ne peut s'agir d'un simple orphelin. Les quatre cents familles de cette cité savaient très bien ce qu'elles faisaient. Un grand nombre de barbares vivaient à Sybaris pour s'y frotter à la civilisation grecque. Mais si ce garçon était un barbare, pourquoi l'aurait-on envoyé à Milet plutôt que dans son pays ?

Poussé par mon amour-propre, je m'écriai :

- Considérez-moi avec attention. Est-ce que mon visage est celui d'un barbare ?

Les quatre vieillards au front ceint du bandeau divin me regardèrent de plus près

- Comment savoir ? disaient-ils. Tes vêtements sont ioniens, ton éducation est celle d'un Grec. Il existe autant de visages que de peuples. Un étranger ne se reconnaît pas à ses traits mais à son vêtement, à sa coiffure, sa barbe, sa façon de parler.

Tandis qu'ils m'examinaient, leurs paupières se plissèrent et, se détournant de moi, ils échangèrent des coups d'oeil inquiets. Car la fièvre divine, après le jeûne et les purges, me faisait trembler et la lumière des dieux brillait dans ma prunelle. En cet instant je vis dans le coeur des quatre vieillards. Ils étaient si troublés par ce qu'ils découvraient qu'ils perdaient confiance en eux-mêmes. Quelque chose en moi était plus puissant qu'eux. En moi était une connaissance supérieure à la leur.

L'hiver approchait. Bientôt le dieu serait parti pour l'extrême nord, pour le pays des lacs et des cygnes, abandonnant Delphes à Dionysos. Sur la mer les tempêtes se déchaînaient, les vaisseaux regagnaient les ports, les pèlerins ne venaient plus à Delphes. Les nobles vieillards aspiraient à la paix, craignaient les décisions et n'espéraient plus de l'avenir que la chaleur du foyer et l'assoupissement brumeux de l'hiver.

- Vénérables anciens, dis-je, accordez-moi la paix. Accordez-vous la paix à vous-mêmes. Sortons sous le vaste ciel pour guetter un présage.

Nous sortîmes, les prêtres serrant leurs robes contre eux, levant les yeux vers les cieux lugubres. Soudain la plume bleutée d'une colombe voltigea devant moi, je tendis la main et la saisis.

- Voici le présage ! m'écriai-je, exultant.

Je remarquai alors la nuée de colombes qui passait dans le ciel au-dessus de nos têtes. Mais pour moi la plume demeurait un signe.

Les prêtres se pressèrent autour de moi.

- Une plume de colombe. L'oiseau de Cythère. Voyez, Aphrodite a étendu sur lui son voile d'or. Son visage resplendit de lumière !

Une bourrasque soudaine fit frémir nos tuniques et dans le lointain, vers l'ouest, la foudre frappa le sommet d'une montagne. Le roulement du tonnerre s'attarda dans la vallée de Delphes.

Nous demeurâmes un moment encore dans l'attente, mais comme rien d'autre n'advenait, les prêtres rentrèrent dans le temple, me laissant sous le portique. Je lus sur la muraille les maximes des sept sages, je contemplai les vaisseaux de Crésus et l'image d'Homère.

L'odeur des branches de laurier brûlant dans le feu éternel de l'autel emplissait mes narines.

Enfin, les prêtres revinrent et rendirent leur jugement :

- Tu es libre d'aller où tu voudras, Turms d'Ephèse. Les dieux se sont manifestés par des signes et la pythie a parlé. Ce n'est pas ta volonté, mais celle des dieux qui s'est accomplie à travers toi. Continue d'honorer Artémis comme par le passé et fais des offrandes à Aphrodite qui t'a sauvé la vie. Mais si le dieu de Delphes ne condamne pas ton acte, il refuse de porter la responsabilité de ta faute car c'est Artémis qui est responsable, c'est elle qui s'est révoltée contre la déesse asiatique.

- Où dois-je aller ? demandai-je.

- Va vers l'ouest d'où tu es venu un jour. Ainsi a dit la pythie et ainsi te disons-nous.

- Est-ce là l'ordre du dieu ? interrogeai-je, déçu.

- Certainement pas ! se récrièrent-ils. N'as-tu pas entendu que le dieu de Delphes ne veut rien avoir à faire avec toi ? Il s'agit seulement d'un bon conseil.

- Je ne suis pas consacré à Artémis, dis-je, mais à l'époque de la pleine lune, elle m'est apparue en rêve, un chien noir à ses côtés. Sous la forme souterraine d'Hécate, elle s'est montrée à moi chaque fois que, à la demande de la prêtresse, j'ai dormi dans son temple les nuits de pleine lune. C'est pourquoi je sais que je serai riche un jour. Lorsque cela arrivera, j'enverrai une offrande votive à votre temple.

Mais ils ne voulurent rien entendre :

- N'envoie aucune offrande au dieu de Delphes, car nous ne l'accepterons pas.

Ils ordonnèrent même au gardien du trésor de me rendre mon argent en ne prélevant, que le coût de mon entretien et de ma purification comme prisonnier du temple. Tant était grande leur méfiance à mon égard, et à l'égard de tout ce qui, à cette époque, venait de l'est...





~7~


J'étais libre de partir mais Dorieos n'avait pas encore reçu la réponse des prêtres. Nous quittâmes les jardins du temple, passant notre temps au pied de la muraille à graver nos noms dans la pierre. Là, sur le sol nu, gisaient les rochers qui furent consacrés aux divinités souterraines un millier d'années avant la venue d'Apollon à Delphes.

D'une badine de saule, Dorieos fouettait impatiemment la pierre.

- J'ai été éduqué pour la guerre et pour vivre avec mes semblables. La solitude et l'inaction font fermenter en moi de folles pensées. Après tout, mon problème est une affaire politique plutôt que divine. On le résoudrait plus aisément en maniant le glaive qu'en mâchant des feuilles de laurier.

- Laisse-moi être ton oracle, suggérai-je. Nous vivons une époque de soulèvements. Viens à l'est avec moi, de l'autre côté de la mer, dans l'Ionie où l'on a commencé de danser la danse de la liberté. Les représailles perses menacent les cités insurgées. Un soldat aguerri sera le bienvenu, il aura maintes occasions de butin et même d'accession au commandement.

- Nous autres, hommes de Sparte, avoua-t-il de mauvaise grâce, nous n'aimons guère la mer et nous ne la traversons jamais pour nous mêler de ce qui se passe au-delà.

- Tu es un homme libre, insistai-je, et tu n'es plus lié par les préjugés de ton peuple. La mer est superbe, même bouillonnante d'écume, et les cités d'Ionie sont belles, point trop froides en hiver, point trop chaudes l'été. Sois mon compagnon et partons ensemble vers l'est.

- Jetons chacun, suggéra-t-il, un os de mouton qui nous indiquera la direction que nous devons prendre.

Par trois fois, nous jetâmes des os de mouton au pied des roches dédiées aux divinités souterraines. Nous n'en croyions pas nos yeux. Chaque fois les os montraient l'ouest, à l'opposé de l'Ionie.

- Il y a quelque chose qui ne va pas, dans ces os, dit Dorieos avec dégoût. Ils n'ont rien de prophétique.

Ses paroles me révélaient involontairement son désir de se joindre à moi dans la guerre contre les Perses.

C'est pourquoi, avec de feintes réticences, je lui dis :

- J'ai vu de mes propres yeux une réplique de la carte du monde tracée par Hécatée de Milet. Il ne fait pas de doute que le Grand Roi est un formidable adversaire car il règne sur des milliers de nations, de l'Egypte à l'Inde.

- Plus fort est l'adversaire plus glorieux le combat, répliqua Dorieos.

- Je n'ai rien à redouter, affirmai-je. Comment les armes humaines pourraient-elles m'atteindre, quand le tonnerre n'a pas réussi à m'égratigner ? Je crois que je suis invulnérable. Mais il n'en est pas de même pour toi. Aussi ne m'efforcerai-je pas plus longtemps de te convaincre de me suivre dans une aventure à l'issue incertaine. Les os indiquent l'ouest. Tu dois leur obéir.

- Pourquoi ne partirions-nous pas ensemble pour l'ouest ? Comme tu l'as dit, je suis libre, mais la liberté n'a pas de goût si je n'ai pas de compagnon avec qui la partager.

- Les os aussi bien que les prêtres me conseillent l'ouest mais c'est précisément pour cela que j'irai à l'est. Je dois me prouver que les présages et les avertissements divins ne peuvent m'interdire de faire ce que je dois faire.

Dorieos éclata de rire.

- Tu te contredis.

- Tu ne comprends pas. Je veux me prouver à moi-même que je ne peux échapper à mon destin.

A peine avais-je terminé que les serviteurs du temple venaient chercher Dorieos. Son visage s'éclaira. Il se leva de son rocher et courut vers le temple. Je restai à l'attendre près de l'énorme autel des sacrifices.

Lorsqu'il revint, son front était baissé.

- La pythie a parlé et les prêtres ont étudié les présages. Mon retour à Sparte y attirerait une malédiction. C'est pourquoi je dois aller au-delà des mers. Ils m'ont recommandé d'aller à l'ouest où quelque tyran d'une riche cité sera heureux de me prendre à son service. Ma tombe sera creusée à l'ouest, m'ont-ils dit. C'est aussi là-bas que je gagnerai une renommée immortelle.

- C'est pourquoi nous devons faire voile vers l'est, rétorquai-je avec un sourire. Tu es encore jeune. Pourquoi te hâter vers ta tombe ?

Nous gagnâmes la côte le jour même, et ce fut pour découvrir que la mer était déchaînée et qu'aucun bateau ne naviguait plus. Nous poursuivîmes donc notre voyage par la terre, dormant dans des huttes de berger abandonnées. Après avoir passé Mégare, nous dûmes décider du meilleur chemin pour atteindre l'Ionie. J'avais des amis dans la cité d'Athènes, qui avaient participé à l'expédition de Sardes mais, comme une faction conservatrice avait pris le pouvoir dans leur ville, ils n'auraient peut-être nulle envie de voir évoquer le passé.

Corinthe, quant à elle, était la plus hospitalière des cités grecques. De ses deux ports les bateaux partaient vers l'est ou l'ouest et même les vaisseaux phéniciens y mouillaient librement. On m'avait dit aussi qu'on n'y craignait pas de fréquenter les étrangers.

- Dirigeons-nous sur Corinthe, suggérai-je. Là-bas nous pourrons recueillir les toutes dernières nouvelles de l'Ionie et nous serons en mesure de prendre la mer, au printemps au plus tard.

Dorieos s'assombrit.

- Nous sommes amis et comme Ionien tu es plus familiarisé que moi avec les voyages et les cités étrangères. Mais comme Spartiate, il ne m'est pas possible de me ranger à l'avis d'un autre sans émettre de protestation.

- Jetons une nouvelle fois les os de mouton.

En m'aidant de la position du soleil, je dessinai les points cardinaux dans le sable et indiquai du mieux que je pus la direction de Corinthe et celle d'Athènes. Dorieos lança les os. Sans contestation possible, ils indiquaient Corinthe.

- Allons à Corinthe, dit-il d'un air morose. Mais c'est moi qui l'ai décidé et non toi.

Comme sa volonté était plus forte que la mienne, je capitulai :

- Les coutumes ioniennes m'ont amolli. Mon esprit a été gâté par l'enseignement d'un sage qui méprisait les hommes. Tout ce qui augmente le savoir diminue la volonté. C'est pourquoi nous nous conformerons à tes désirs et nous gagnerons Corinthe.

Son visage s'éclaira, il sourit, courut et lança sa javeline aussi loin qu'il put en direction de Corinthe. Mais lorsque nous fûmes auprès de son arme, nous vîmes qu'elle avait transpercé un morceau de bastingage pourri rejeté par la mer. Nous ne dîmes rien et évitâmes de nous regarder mais chacun sentit que le présage était défavorable. Dorieos libéra sa javeline et nous nous mîmes en marche vers Corinthe sans un regard en arrière.

Dans la cité aux deux ports, il n'est pas nécessaire d'habiter chez des amis, car on trouve des auberges qui fournissent la nourriture et le logement. On n'y juge pas l'étranger à sa mine, à ses vêtements ou même selon la couleur de sa peau, mais seulement d'après le poids du sac où il garde son argent. Je suspecte la majorité des habitants de cette ville de n'avoir aucune occupation honnête, leur seul travail paraissant être d'aider les étrangers à dépenser leur argent au plus vite.

Nous trouvâmes à notre arrivée un grand nombre de réfugiés des cités ioniennes. La plupart d'entre eux étaient des riches qui, s'ils craignaient la liberté et la volonté populaires, craignaient encore plus la vengeance des Perses. Ils étaient certains que des représailles menaçaient les cités ioniennes qui avaient banni leurs tyrans, détruit les bâtiments perses et relevé leurs murailles. Beaucoup de réfugiés attendaient le printemps pour prendre quelque vaisseau marchand en partance pour les grandes cités grecques de la Sicile ou de l'Italie, afin de mettre entre les Perses et eux la plus grande distance possible.

- A l'ouest existe une Grèce plus grande, avec de riches cites et de l'espace pour respirer, disaient-ils. L'avenir est à l'ouest, car à l'est règnent désormais l'oppression et la destruction.

Mais ils devaient admettre que la révolte s'était étendue jusqu'à Chypre, que les bateaux ioniens dominaient la mer et que toutes les cités ioniennes s'étaient de nouveau jetées dans la rébellion.

Lorsque arriva le printemps, nous fîmes voile vers l'Ionie à bord d'un des premiers vaisseaux qui appareillèrent.



DIONYSIOS DE PHOCÉE



Dans la guerre contre les Perses j'acquis la réputation d'un homme qui riait parce qu'il ne craignait pas la mort. Dorieos pour sa part devint célèbre pour le sentiment de sécurité que procurait son commandement.

Mais lorsque les Perses eurent bloqué Milet du côté de la terre, Dorieos me dit :

- Bien que Milet protège encore les cités ioniennes qui se trouvent derrière elle, chaque Ionien ici craint pour sa propre patrie et cette crainte est responsable de la confusion qui nous entoure. En outre, les Perses nous surpassent sur terre tandis que notre flotte est encore intacte derrière l'île de Ladé.

Dorieos était à présent un géant barbu dont le casque s'ornait d'une crête de plumes et dont le bouclier portait des incrustations d'argent. Considérant ce qui l'entourait, il poursuivit :

- Cette cité avec ses richesses et ses murs imprenables est devenue pour moi un piège. Je n'ai pas l'habitude de défendre des murs car le bouclier du Spartiate est sa seule muraille. Turms, mon ami, quittons Milet. Cette cité sent déjà la mort !

- Allons-nous quitter la terre ferme et prendre comme terrain de bataille le plancher mouvant des vaisseaux ? demandai-je. Pourtant tu hais la mer et ton visage pâlit lorsque ( SUITE DANS LE LIVRE )




Couverture :Patrice Servage


Service de Presse : Marie Guillard

Tel : 01 44 09 08 78



1 Note JdL: En étrusque, Lars veut dire « seigneur ». Le prénom Turms est l'équivalent grec de Hermès, du romain Mercure et du chrétien Gabriel. Dans le choix du nom de son héros, Mika Waltari a définitivement choisi de lui donner le rôle de messager des dieux. Dans un contexte contemporain, Lars Turms donnerait donc « Seigneur Gabriel ».

2 Note JdL : ange gardien.

3 Note JdL : portique placé devant la partie centrale du temple où réside le dieu.

4 Note JdL : littéralement le nombril.

5 Note JdL: Sparte est aussi appelée Lacédémone.

6 Note JdL: Aujourd'hui Dardanelles, au nord-ouest de la Turquie et la presqu'île de Gallipoli, détroit de 65 km et large de 6 km, une voie maritime reliant la mer Méditerranée à la mer Noire et constituant une frontière naturelle entre l'Europe et l'Asie. Le nom ancien de Hellespont vient de Hellê qui, selon la légende, s'y noya. Hellespont était un point commercial stratégique du monde antique.

7 Note JdL: Déesse de la Chasse, de la lumière lunaire et de la mort instantanée. Diane chez les Romains.

8 Note JdL: Le culte de Cybèle était célébré par des prêtres eunuques qui organisaient des débauches rituelles avec des centaines voire des milliers de « fidèles »... Dans le temple de Cybèle leurs cris se mélangeaient à ceux des participants de l'orgie...

9 Note JdL: Ville tout en bas de l'Italie, proche du talon de la « botte ».

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