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256-bit encryption Exp 8 juillet 2020 |
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Mika Waltari
Traduction de Jean-Pierre Carasso et Monique Baile
Le jardin des Livres
Paris
Autres livres de Mika Waltari
– L'Etrusque. Ed. Le Jardin des Livres, 2004, Paris
– L'Escholier de Dieu, Le Jardin des Livres, 2005, Paris
– Le Serviteur du Prophète, Le Jardin des Livres, 2006, Paris
– Jésus le Nazaréen, Le Jardin des Livres, 2007, Paris
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© 2008 The Estate of Mika Waltari
© 2008 Le jardin des Livres® pour la traduction française
14 rue de Naples, Paris 75008
tel : 01 44 09 08 78 Service Presse : Marie Guillard
www.lejardindeslivres.fr
ISBN 8782-914569-323
Toute reproduction, même partielle par quelque procédé que ce soit, est interdite sans autorisation préalable. Une copie par Xérographie, photographie, support magnétique, électronique ou autre constitue une contrefaçon passible des peines prévues par la loi du 11 mars 1957 et du 3 juillet 1995, sur la protection des droits d'auteur.
Index des personnages
historiques
Agrippine
la Jeune: mère de Néron, fille du général
Germanicus, et sœur de Caligula. Par
ordre de l'empereur Tibère, elle a épousé
Domitius Ahenobarbus et a accouché en 37 de Lucius, alias
Néron. En 39, Caligula exile sa mère et sa
sœur Julia Livilla, exil qui prendra fin à
Antonia:
fille de l'empereur Claude et d'Aelia Paetina.
Britannicus:
fils de Claude et de Messaline, il est l'héritier de l’empire
en ligne directe. Le destin n'est guère tendre avec lui
puisque très jeune, il souffre d'épilepsie et perd sa
mère, puis son père. Craignant sa position, Néron
le fait empoisonner quatre mois seulement après son père
Claude.
Burrus:
préfet et chef de la garde prétorienne de Claude,
Burrus est aussi l'allié de Sénèque au début
du règne de Néron. Il est mort en 62 de mort naturelle,
fait assez rare à cette époque pour être
souligné.
Claude:
empereur, né en 10 av. JC, mort en 54. Bien que bègue,
il devint consul de Caligula en 37 avant de lui succéder sur
le trône en 41. Très bon politique et stratège,
il ajouta à l'empire romain la Bretagne, la Thrace, la
Mauritanie, la Pamphylie, la Norique, la Judée et la Lycie.
D'abord marié à Plautia Urgulanilla dont il eut une
fille qu'il ne voulut pas reconnaître, ensuite lié Elia
Paetina avec qui il eut Antonia, à Messaline qui lui donna
Octavie (née en 40, future femme de Néron) et
Britannicus (né en 41), puis à sa nièce
Agrippine dite la Jeune. Il a été empoisonné
par son ex-femme Agrippine,
après avoir adopté son fils Néron et écarté
son propre fils Britannicus. Sénèque lui a reproché
d'avoir d'abord été proclamé empereur par la
garde prétorienne plutôt que par le Sénat.
Claudia
Octavia: fille de l'empereur Claude et de sa femme Messaline;
elle épousa Néron en 53 et fut répudiée
puis assassinée en 62.
Clément:
quatrième pape après Pierre.
Damaris:
connue pour sa beauté insensée, elle est citée
dans les Actes des apôtres (17:34) parce qu'elle s'est
convertie en entendant Paul prêcher à Athènes.
Flavius
Josèphe: historien juif, né en 37 et mort vers l'an
100, célèbre pour un passage parlant de Jésus de
Nazareth. En 67 il participe à la rébellion des Juifs
contre les Romains, devient leur prisonnier, et finit par se lier
d'amitié avec Flavius Vespasien et son fils Titus qui dirigent
les troupes romaines. Il est connu pour avoir prédit à
Vespasien qu'il deviendrait empereur. A partir de 70, il rédige
ses mémoires qui sont toujours publiées aujourd'hui.
Juvénal:
Decimus Iunius Iuuenalis, né pendant le règne de
Claude, il est devenu écrivain grâce à ses
satires rédigées entre 90 et 127. On lui doit des
phrases telles que « du pain et des jeux »
ou « un esprit sain dans un corps sain ».
Messaline:
née en 25, arrière-petite-fille de Marc-Antoine, elle
épousa Claude en 39. En 40, elle accoucha d'Octavie, la future
épouse de Néron, et en 41 de Britannicus. Mondialement
connue pour sa cruauté et surtout pour se rendre presque tous
les soirs dans les quartiers mal famés de Rome où elle
se prostituait sous un faux nom. Lorsque Claude apprit qu'elle
s'était secrètement marié à son amant
Silius, il la fit passer par l'épée.
Néron:
né le 15 décembre 37, fils de Domitius Ahenobarbus et
d'Agrippine, il accède au trône à 17 ans.
Conseillé par Sénèque et Burrus, il réussit
les premières années de son règne et devint
populaire. Ce n'est qu'à partir de 55 que les choses devinrent
plus complexes lorsque sa mère Agrippine tenta de renvoyer
Acté, la maîtresse de Néron parce que celui-ci
était déjà marié à Octavie. Elle
fut tuée en 62 afin de permettre à Néron
d'épouser Poppée. Lorsque Rome brûla pendant 6
jours en juillet 64, les témoins ont rapporté qu'il
avait chanté en regardant la ville disparaître dans les
flammes. Ensuite il a accusé les chrétiens d'avoir mis
le feu. Une série d'événements dus à sa
folie obligèrent le Sénat à le déclarer
ennemi public le 6 juin 68 et à le maudire, ce qui le porta au
suicide. En 69, quatre empereurs se sont succédé sur le
trône.
Othon:
Marcus Salvius Otho était un favori, un compagnon de débauche
et l'amant de Néron et qui lui a présenté la
belle Popée. Il fut chassé après le meurtre
d'Agrippine et nommé gouverneur d'une province lointaine.
Pallas:
Marcus Antonius Pallas, mort en 63, a été un ancien
esclave affranchi dans les années 30, et qui a gravé
tous les échelons jusqu'à devenir le secrétaire
(en fait ministre des Finances) de Claude, puis de Néron. Son
frère Félix avait suivi le même chemin puisqu'il
devint procureur de la province de Judée. Il centralisa le
pouvoir contre la volonté du Sénat et devient l'amant
d'Agrippine. Il quitta ses fonctions au Trésor impérial
en l'an 55 et fut tué par les hommes de Néron en 63.
Paul
Pétrone:
écrivain et ami de Néron, né en 30 et mort en
66, auteur du roman Satyricon.
Pierre:
appelé aussi Céphas (pierre en araméen) ou
Simon, ou saint Pierre, porte-parole du Christ et fondateur de
l'église chrétienne de Rome, même s'il a été
éclipsé par Paul. Par ses nombreux voyages à
Jopée, Césarée, Antioche ou en Lydie, il a
répandu le baptême au nom du Christ. Des textes
apocryphes rapportent qu'il a été crucifié en 64
la tête en bas à Rome et que son corps a été
enterré là où se trouve aujourd'hui la basilique
saint Pierre de Rome.
Pline:
Caius Plinius Secundus, né en 23, mort en 79, écrivain
connu pour son Histoire Naturelle, son Histoire des guerres
germaniques et son Histoire des Temps romains.
Poppée:
ou Poppaea Sabina, née en 30 et morte en 65, réputée
pour son incomparable beauté. Néron était tombé
fou amoureux au point de la partager au début avec son
compagnon Othon qui la lui avait présentée. Poppée
à aidé Néron à tuer sa mère
Agrippine. Elle a d'abord divorcé pour épouser Néron
qui l'a tuée d'un coup de pied.
Publius
Celer : philosophe et ami de Néron, il a été
condamné à mort par Vespasien.
Rubria:
prêtresse de Vesta, déesse du foyer. Rubria était
connue pour sa liaison avec Néron qui l'aurait d'abord violée.
Simon
le Magicien: écrivain gnostique, connu pour ses
lévitations spectaculaires, ses bilocations, ses guérisons
et ses prophéties. Il est entré dans l'histoire après
son baptême, lorsqu'il a demandé à l'apôtre
Pierre quelle somme il désirait pour obtenir sa capacité
à guérir par imposition des mains (voir Actes des
Apôtres VIII; 9-21). Il se faisait appeler Zeus, et sa femme
Athéna, parce que tous pensaient qu'il était Dieu
incarné sur terre en raison du surnaturel incroyable qui
l'entourait. Pierre l'aurait fait chuter de sa lévitation par
une simple prière, ce qui a mis fin à sa carrière
publique.
Tigellinus:
Sophonius Tigellinus (né en 10, mort en 69), a remplacé
Burrus comme chef de la garde prétorienne. Connu pour sa
cruauté et sa sexualité particulièrement
bizarre, il a terrorisé les Romains et sa chute a suivi celle
de Néron. Il fut condamné à mort en 68.
Titus:
fils de l'empereur Vespasien né en l'an 39 et mort en 81, il
devient lui-même empereur en 79. Il grandit près de
Britannicus, fils de Claude. A passé des années en
Bretagne et en Judée près de son père,
militaire. Considéré comme un très grand
empereur.
PREMIERE
PARTIE
MINUTUS
Comme les juifs se
soulevaient continuellement, à l'instigation d'un certain
Chrestos, Claude les chassa de Rome.
Suétone,
Vie des Douze Césars,
Claude, 25
Malgré son
jeune âge, Néron fit tant pour l'embellissement de Rome
au cours des cinq premières années de son règne,
que Trajan affirmait souvent, à juste titre, qu'aucun empereur
n'approcha jamais l'œuvre de ces cinq
années-là.
Aurelius Victor,
De Caesoribus, 5
~ Livre
I ~
Antioche
J'avais
sept ans quand le vétéran Barbus me sauva la vie. Je me
souviens fort bien d'avoir obtenu par la ruse de ma vieille nourrice
Sophronia l'autorisation de descendre jusqu'aux rives de l'Oronte.
Fasciné par la course tumultueuse du fleuve, je me penchai
au-dessus de la jetée pour contempler l'onde bouillonnante.
Barbus s'avança vers moi et s'enquit avec bienveillance :
-
Tu veux apprendre à nager, mon garçon ?
J'acquiesçai.
Il jeta un regard circulaire, me saisit par le cou et l'entrejambe et
m'envoya au beau milieu du fleuve. Puis il poussa un terrible
hurlement et, en invoquant à grands cris Hercule et le Jupiter
romain et conquérant, il laissa tomber sur la jetée son
manteau loqueteux et plongea à ma suite.
A
ses cris, on s'attroupa. Aux yeux de la foule, qui en témoigna
par la suite unanimement, Barbus risqua sa vie pour me sauver de la
noyade, me ramena sur la berge et me roula sur le sol pour me faire
cracher l'eau que j'avais avalée. Quand Sophronia accourut en
pleurant et en s'arrachant les cheveux, Barbus me souleva dans ses
bras puissants et, quoique je me débattisse pour échapper
à la puanteur de ses haillons et à son haleine avinée,
il me porta tout le long du chemin jusqu'à la maison.
Mon
père n'éprouvait pas pour moi d'attachement
particulier, mais il remercia Barbus en lui offrant du vin et accepta
ses explications : j'avais glissé et chu dans le fleuve.
Accoutumé que j'étais à tenir ma langue en
présence de mon père, je ne contredis pas Barbus. Au
contraire, sous le charme, je l'écoutai raconter d'un air
modeste que pendant son service dans la légion, il avait,
équipé de pied en cape, traversé à la
nage le Danube, le Rhin et même l'Euphrate. Pour se remettre
des craintes que je lui avais inspirées, mon père but
lui aussi et il condescendit à rapporter que, dans sa
jeunesse, étudiant la philosophie à Rhodes, il avait
fait le pari de nager de cette île jusqu'au continent. Barbus
et lui convinrent qu'il était grand temps que j'apprisse à
nager. Mon père donna à Barbus de nouveaux vêtements,
de sorte que ce dernier, en s'habillant, eut l'occasion d'exhiber ses
nombreuses cicatrices.
A
partir de ce jour Barbus vécut chez nous et appela mon père
« maître ». Il m'escortait quand j'allais
à l'école et, les cours finis, lorsqu'il n'était
pas trop saoul, venait m'y reprendre. Il tenait par-dessus tout à
m'élever en Romain, car il était bel et bien né
à Rome et y avait grandi avant de servir pendant trente ans
dans la XVe légion. Mon père avait pris soin
de s'en assurer. S'il était distrait et réservé,
il n'était pas stupide et n'aurait certainement pas employé
un déserteur.
Barbus
m'enseigna non seulement la nage mais encore l'équitation. Sur
ses instances, mon père m'acheta un cheval pour que je pusse
entrer dans la confrérie équestre des jeunes chevaliers
d'Antioche, dès que j'aurais atteint ma quatorzième
année. A la vérité, l'empereur Caius Caligula
avait de sa propre main barré le nom de mon père sur la
liste du noble ordre équestre romain, mais à Antioche
c'était là un honneur plus qu'une disgrâce, car
nul n'avait oublié quel bon à rien Caligula avait été,
même dans sa jeunesse. Plus tard, il avait été
assassiné dans le grand cirque de Rome, alors qu'il
s'apprêtait à nommer sénateur son cheval favori.
A
cette époque mon père avait, à son corps
défendant, atteint une telle position à Antioche, qu'on
lui avait demandé de figurer dans l'ambassade envoyée à
Rome pour rendre hommage au nouvel empereur Claude. S'il avait fait
le voyage, il aurait sans aucun doute retrouvé son titre de
chevalier, mais mon père refusa obstinément d'aller à
Rome. Par la suite, il s'avéra qu'il avait de bonnes raisons
pour se conduire ainsi. Cependant, lui-même se contenta
d'assurer qu'il préférait une vie obscure et paisible
et ne tenait nullement au titre de chevalier.
Comme
l'arrivée de Barbus dans notre demeure, la prospérité
paternelle était l'effet du seul hasard. Sur le ton amer dont
il était coutumier, mon père disait souvent qu'il
n'avait jamais eu de chance dans la vie car, à ma naissance,
il avait perdu la seule femme qu'il eût jamais aimée.
Mais même à Damas, il avait déjà pris
l'habitude, à chaque anniversaire de la mort de ma mère,
d'aller au marché pour acheter un ou deux misérables
esclaves. Après les avoir gardés et nourris pendant
quelque temps, il les présentait aux autorités, payait
le prix de leur affranchissement et leur accordait la liberté.
Il autorisait ses affranchis à prendre le nom de Marcus - mais
non point celui de Manilianus - et il leur offrait une mise de fonds
pour mettre en route le commerce ou le métier qu'ils avaient
appris. L'un de ces affranchis devint Marcus le marchand de soie, un
autre Marcus le pêcheur, tandis que Marcus le barbier gagna une
fortune en renouvelant la mode des perruques de femme. Mais celui qui
s'enrichit le plus fut Marcus le maître de mines, qui plus tard
incita mon père à acheter une mine de cuivre en Sicile.
Mon père se plaignait souvent de ne pouvoir s'autoriser un
geste charitable sans en recevoir aussitôt un bénéfice
ou une récompense.
Après
avoir vécu sept années à Damas, il s'était
installé à Antioche. Sa science des langues et la
modération de ses avis lui valaient de jouer le rôle de
conseiller auprès du proconsul, en particulier dans les
affaires juives dont il avait acquis une connaissance approfondie au
cours de voyages de jeunesse en Judée et en Galilée.
D'un naturel doux et accommodant, il conseillait toujours le
compromis de préférence au recours à la force.
Ainsi gagna-t-il l'estime des citoyens d'Antioche. Lorsqu'il fut rayé
de l'ordre équestre, on le nomma au conseil de la cité,
non pas seulement en raison de sa puissance, de sa volonté ou
de son énergie, mais parce que chaque parti pensait qu'il lui
serait utile.
Quand
Caligula ordonna qu'une statue à son effigie fût érigée
dans le Temple de Jérusalem et dans toutes les synagogues de
province, mon père, comprenant qu'une telle mesure
entraînerait un soulèvement armé, conseilla aux
Juifs de gagner du temps par tous les moyens plutôt que
d'élever des protestations superflues. Sur quoi les Juifs
d'Antioche firent accroire au Sénat romain qu'ils désiraient
payer de leurs propres deniers les coûteuses statues de
l'empereur. Mais de malencontreux défauts de fabrication ou
des présages défavorables retardaient sans cesse leur
érection. Quand l'empereur Caius fut assassiné, mon
père fut loué pour son excellente prévision. Je
ne crois pas néanmoins qu'il ait pu connaître par avance
le sort qui attendait Caius. Il s'était contenté, comme
à l'ordinaire, d'user de faux-fuyants pour éviter des
soulèvements juifs qui auraient perturbé les affaires.
Mais
mon père savait aussi prendre des positions tranchées
et s'y tenir. Au conseil de la cité, il refusa catégoriquement
de payer pour les représentations du cirque, les combats
d'animaux sauvages et de gladiateurs. Mais tandis qu'il s'opposait
même aux spectacles théâtraux, il fit bâtir,
à l'instigation de ses affranchis, des galeries publiques qui
portèrent son nom. Les boutiquiers qui s'y installèrent
lui versèrent d'importants loyers, de sorte que l'entreprise
lui rapporta des bénéfices en même temps qu'elle
accrut son prestige.
Les
affranchis de mon père ne comprenaient pas la dureté de
son attitude à mon égard. Alors qu'il souhaitait que je
me satisfasse de son mode de vie frugal, ils se disputaient pour
m'offrir tout l'argent dont j'avais besoin, me donnaient de superbes
vêtements, veillaient à ce que la selle et le harnais de
mon cheval fussent décorés et faisaient de leur mieux
pour me protéger et lui cacher mes actes inconsidérés.
Avec la folie de ma jeunesse, j'étais à l'affût
des occasions de me distinguer et, si possible, de me distinguer
davantage que les autres jeunes nobles de la cité. Les
affranchis de mon père, peu perspicaces sur leur véritable
intérêt, m'encourageaient dans cette voie, car ils
pensaient que mon père et eux-mêmes en tireraient
avantage.
Grâce
à Barbus, mon père admit la nécessité de
m'apprendre la langue latine. Comme le latin militaire du vétéran
était fort sommaire, mon père prit soin de me faire
lire les œuvres des historiens
Virgile et Tite-Live. Des soirées entières, Barbus me
parla des collines, des monuments et des traditions de Rome, de ses
dieux et de ses guerriers, si bien que je finis par brûler du
désir de voir la Ville. Je n'étais pas syrien et, si ma
mère n'était qu'une Grecque, je pouvais me considérer
comme le rejeton d'une longue lignée de Manilianus et de
Maecenaenus. Naturellement, je ne négligeais pas pour autant
l'étude du grec : à quinze ans, je connaissais
beaucoup de poètes hellènes. Pendant deux ans, j'eus
pour tuteur Timaius de Rhodes. Mon père l'avait acheté
après les troubles qui avaient ensanglanté son île.
Il lui avait proposé de recouvrer la liberté mais
s'était heurté à un refus obstiné, le
Rhodien arguant qu'il n'y avait pas de différence réelle
entre un esclave et un homme libre et que la liberté gîtait
au cœur des hommes.
Ainsi
donc, le sombre Timaius m'enseigna la philosophie stoïcienne,
car il méprisait les études latines. Les Romains à
ses yeux n'étaient que des barbares qu'il haïssait pour
avoir privé Rhodes de sa liberté.
Parmi
ceux qui participaient aux jeux équestres, une dizaine de
jeunes gens rivalisaient entre eux d'exploits insensés. Nous
nous étions juré fidélité et offrions des
sacrifices au pied d'un arbre élu par nous. Un jour que nous
regagnions nos pénates après avoir beaucoup chevauché,
nous décidâmes, dans notre témérité,
de traverser la ville au galop en arrachant les guirlandes ornant le
seuil des boutiques. Par erreur, je me saisis d'une de ces couronnes
de chêne qu'on accrochait sur les façades des demeures
dont un habitant était mort. Nous avions pourtant seulement
l'intention de nous distraire aux dépens des marchands.
J'aurais dû comprendre que cette méprise était un
mauvais présage et au fond, j'étais effrayé,
mais je n'en suspendis pas moins la couronne à notre arbre aux
sacrifices.
Quiconque
connaît Antioche devinera quelle émotion suscita notre
exploit. Les autorités ne pouvaient identifier précisément
les coupables mais, pour éviter à tous nos condisciples
dans les jeux équestres d'être punis, nous nous
dénonçâmes. Comme les magistrats étaient
peu désireux de déplaire à nos pères,
nous nous en tirâmes à peu de frais. Après cet
épisode, nous cantonnâmes nos prouesses à
l'extérieur des murs de la cité.
Un
jour, nous aperçûmes sur le bord du fleuve un groupe de
jeunes filles occupées à quelque activité
mystérieuse. Nous les prîmes pour des paysannes et
l'idée me vint de jouer avec elles à « l'enlèvement
des Sabines ». Je contai ce chapitre de l'histoire romaine
à mes amis qui s'en amusèrent beaucoup. Nous nous
élançâmes vers les berges, et chacun d'entre nous
s'empara d'une fille qu'il hissa sur sa selle devant lui. En fait, ce
fut beaucoup plus difficile à faire qu'à dire, et il ne
fut non plus guère facile de maintenir sur nos montures ces
filles qui hurlaient et se débattaient farouchement. A la
vérité, je ne savais que faire de ma prise et après
l'avoir chatouillée pour la faire rire - ce qui, à mes
yeux, démontrait de manière éclatante qu'elle
était entièrement en mon pouvoir - je la ramenai au
bord du fleuve et la laissai tomber à terre. Mes amis
m'imitèrent. Nous nous éloignâmes sous une pluie
de pierres qu'elles nous jetèrent, et le
cœur étreint d'un sombre pressentiment car, dès
que j'avais saisi ma proie, je m'étais rendu compte que nous
n'avions pas affaire à des paysannes. C'était en fait
des filles nobles venues au bord du fleuve pour s'y purifier et
accomplir certains sacrifices requis par leur accession à un
nouveau degré de leur féminité. Nous aurions dû
le comprendre à la seule vue des rubans colorés
accrochés aux buissons pour éloigner les curieux. Mais
lequel d'entre nous avait la moindre idée des rites mystérieux
accomplis par les jeunes filles ?
Pour
s'éviter des tracas, les jouvencelles auraient peut-être
gardé le secret sur cette affaire, mais une prêtresse
les accompagnait et, dans son esprit rigide, il ne faisait aucun
doute que nous eussions délibérément commis un
sacrilège. Ainsi mon idée aboutit-elle à un
effroyable scandale. Il fut même avancé que nous devions
épouser ces vierges que nous avions déshonorées.
Par bonheur, aucun d'entre nous n'avait encore revêtu la toge
virile.
Timaius
éprouva une telle fureur contre moi, que ce simple esclave se
permit de me battre à coups de baguette. Barbus la lui arracha
des mains et me conseilla de fuir la ville. Superstitieux, le vétéran
craignait la colère des dieux syriens. Timaius quant à
lui n'avait pas peur des dieux, car il considérait que tous
les dieux n'étaient que de vaines idoles. Mais il estimait que
ma conduite jetait la honte sur mon tuteur. Le plus grave était
l'impossibilité de tenir mon père dans l'ignorance de
cette affaire.
Impressionnable
et inexpérimenté, je commençai, en voyant les
craintes des autres, à surestimer l'importance de notre faute.
Timaius, qui était un vieil homme et un stoïcien, aurait
dû montrer plus de mesure dans ses réactions et, devant
pareille épreuve, affermir mon courage plutôt que le
saper. Mais il révéla sa véritable nature et la
profondeur de son amertume en m'admonestant ainsi :
-
Pour qui te prends-tu, fainéant, répugnant fanfaron ?
Ce n'est pas sans raison que ton père t'a nommé
Minutus, l'insignifiant. Ta mère n'était qu'une Grecque
impudique, une danseuse, une putain, pire encore peut-être :
une esclave. Voilà d'où tu viens. C'est tout à
fait légalement, et non point sur une lubie de l'empereur
Caius, que le nom de ton père a été rayé
de la liste des chevaliers. Il a été chassé de
Judée à l'époque du gouverneur Ponce Pilate pour
s'être mêlé de superstitions juives. Ce n'est pas
un vrai Manilianus, il ne l'est que par adoption et, s'il a fait
fortune à Rome, ce fut à la suite d'une décision
de justice inique. Comme il s'est scandaleusement compromis avec une
femme mariée, il ne pourra jamais revenir dans la Ville. Voilà
pourquoi tu n'es rien, Minutus. Et tu vas devenir encore plus
insignifiant, ô toi, fils dissolu d'un père misérable.
Je
ne doute pas qu'il ne s'en serait pas tenu là, même si
je ne l'avais pas frappé sur la bouche. Mon geste m'horrifia
aussitôt, car il n'était pas convenable qu'un élève
frappât son tuteur, ce dernier fût-il un esclave. Timaius
essuya ses lèvres ensanglantées et eut un sourire
mauvais :
-
Merci, Minutus, mon fils, pour ce signe, dit-il. Ce qui est tordu ne
poussera jamais droit et ce qui est bas ne sera jamais noble. Tu dois
savoir aussi que ton père en secret boit du sang avec les
Juifs et que, à l'abri des regards, dans sa chambre, il adore
la coupe de la déesse de la Fortune. Comment pourrait-il en
être autrement ? Comment aurait-il pu autrement réussir
ainsi tout ce qu'il entreprenait et devenir aussi riche, alors qu'il
ne possède aucun mérite propre ? Mais j'en ai déjà
assez de lui et de toi, et de la totalité de ce monde
malheureux dans lequel l'injustice commande à la justice.
Quand l'impudence mène la fête, le sage se doit de
demeurer sur le seuil.
Je
n'accordai qu'une attention distraite à ces derniers mots,
préoccupé que j'étais par mes propres malheurs.
Mais je brûlais du désir de démontrer que je
n'étais pas aussi insignifiant qu'il le disait, en même
temps que de réparer le mal que j'avais fait. Mes compagnons
de frasques et moi avions entendu parler d'un lion qui avait attaqué
un troupeau à une demi-journée de cheval de la cité.
Comme il était rare qu'un lion s'aventurât si près
de la ville, l'affaire avait fait grand bruit. Je songeai que si mes
amis et moi parvenions à le capturer vivant et à
l'offrir à l'amphithéâtre, nous gagnerions d'un
seul coup le pardon et la gloire.
Cette
pensée démentielle ne pouvait germer que dans le
cœur ulcéré d'un enfant de quinze ans
mais, en l'occurrence, le plus extravagant fut que Barbus, ivre cet
après-midi-là comme tous les autres, jugea le plan
excellent. A la vérité, il lui aurait été
bien difficile de s'y opposer, après m'avoir si longtemps
nourri du récit de ses hauts faits. Lui-même avait
d'innombrables fois capturé des lions au filet pour arrondir
sa maigre solde.
Il
fallait quitter la ville sur-le-champ, car on avait peut-être
déjà donné l'ordre de nous arrêter et, en
tout cas, je ne doutais pas qu'à l'aube du lendemain au plus
tard, on nous confisquerait nos chevaux. Je ne trouvai que six de mes
amis, car trois d'entre eux avaient eu la sagesse de conter
l'histoire à leur famille qui s'était empressée
de les éloigner.
Mes
compagnons, qui se mouraient d'inquiétude, furent ravis de mon
plan. Il ne nous fallut pas longtemps pour retrouver notre superbe et
nous répandre en rodomontades.
Nous
allâmes secrètement quérir nos chevaux aux
écuries et sortîmes de la ville. Pendant ce temps,
Barbus soutirait une bourse de pièces d'argent au marchand de
soie Marcus et se précipitait au cirque pour acheter les
services d'un entraîneur d'animaux, homme corrompu mais
expérimenté. Tous deux louèrent une charrette
qu'ils chargèrent de filets, de boucliers et de plastrons de
cuir et nous rejoignirent au pied de l'arbre sacrificiel. Barbus
s'était également muni de viande, de pain et de deux
grands pots de vin. Le vin réveilla mon appétit.
Jusque-là, j'avais été si rongé
d'inquiétude que j'avais été incapable d'avaler
la moindre bouchée.
La
lune était levée quand nous nous mîmes en route.
Barbus et l'entraîneur nous divertissaient avec le récit
de différentes captures de lion dans divers pays. Ils
présentaient l'opération comme si aisée que mes
amis et moi, échauffés par le vin, nous leur demandâmes
instamment de ne pas participer de trop près à
l'aventure. Nous ne voulions pas en partager la gloire. Ils nous le
promirent de bonne grâce, en nous assurant qu'ils désiraient
seulement nous aider de leurs conseils et nous faire profiter de leur
expérience et qu'ils se tiendraient à l'écart.
Pour moi, j'avais observé dans les spectacles de
l'amphithéâtre les ingénieuses
manœuvres par lesquelles un groupe d'hommes expérimentés
parvenait à capturer un lion au filet, et mes yeux avaient été
témoins de la facilité avec laquelle un seul individu
maniant deux javelots pouvait abattre la bête.
A
l'aube, nous parvînmes au village dont on nous avait parlé.
Ses habitants s'activaient à ranimer la cendre des foyers. La
rumeur était fausse, car ils n'étaient nullement
terrorisés. En vérité, ils étaient très
fiers de leur lion. De mémoire d'homme, aucun autre n'avait
jamais été aperçu dans la région. Le
fauve vivait dans une grotte de la montagne voisine et suivait
toujours la même piste pour gagner la rivière. La nuit
précédente, il avait tué et dévoré
une chèvre que les villageois avaient attachée sur sa
piste, pour protéger leur bétail de valeur contre son
appétit. Le lion n'avait jamais attaqué d'être
humain. Tout au contraire, il avait l'habitude d'annoncer ses sorties
en poussant deux rugissements profonds dès le seuil de sa
grotte. Ce n'était pas un animal très exigeant :
lorsqu'il n'avait rien de mieux à se mettre sous la dent, il
se contentait des charognes que lui abandonnaient les chacals. En
outre, les villageois avaient déjà construit une solide
cage de bois dans laquelle ils avaient l'intention de le transporter
à Antioche pour l'y vendre. Un fauve capturé au filet
devait être étroitement lié, de sorte qu'on
risquait de blesser ses membres si on ne l'enfermait pas promptement
dans une cage pour dénouer ses liens.
Nos
projets n'eurent pas l'heur de plaire aux villageois. Heureusement,
ils n'avaient pas encore eu le temps de vendre l'animal à
quelqu'un d'autre. Quand ils eurent compris notre situation, ils
firent tant et si bien que Barbus dut se résigner à
payer deux mille sesterces pour la cage et le lion. A peine le marché
conclu et l'argent compté, Barbus fut pris de tremblements et
suggéra que nous rentrions chez nous dormir. Nous aurions tout
le temps de capturer le lion le lendemain, assura-t-il. Les esprits
révoltés par notre faute avaient eu le temps de se
calmer. Mais l'entraîneur d'animaux remarqua avec raison que
c'était le bon moment pour tirer le lion de sa grotte :
ayant mangé et bu son content, il serait engourdi de sommeil
et maladroit dans ses mouvements.
Sur
ces mots, Barbus et lui revêtirent les plastrons de cuir et,
prenant avec nous plusieurs hommes du village, nous nous dirigeâmes
vers la montagne. Les villageois nous montrèrent la piste du
lion et le lieu où il s'abreuvait, des traces de larges pattes
griffues et de récentes déjections. En humant l'odeur
du fauve qui flottait encore dans les airs, nos coursiers
bronchèrent. Comme nous approchions lentement de sa tanière,
le fumet devint plus puissant, les chevaux tremblèrent,
roulèrent des yeux et refusèrent d'aller plus avant.
Nous dûmes mettre pied à terre et renvoyer nos montures.
Nous progressâmes encore en direction de la grotte, jusqu'au
moment où nous parvinrent les sourds ronflements du fauve. Il
ronflait si fort que nous sentions le sol trembler sous nos pieds. A
dire vrai, il n'est pas impossible que le tremblement ait été
dans nos jambes, car nous approchions en cet instant de l'antre d'un
fauve pour la première fois de notre vie.
Les
villageois n'étaient pas les derniers à craindre leur
lion, mais ils nous assurèrent que la bête dormirait
jusqu'au soir. Très au fait de ses habitudes, ils nous
jurèrent qu'ils l'avaient gavée au point que le
principal souci que nous donnerait cette grasse et flasque créature
serait de la réveiller pour la chasser hors de son trou.
Le
lion avait dégagé un large sentier dans les
broussailles entourant la grotte. Les parois abruptes de chaque côté
de l'entrée étaient assez hautes pour que Barbus et
l'entraîneur pussent s'y percher et, en toute sécurité,
nous éclairer de leurs avis. Ils nous indiquèrent
comment disposer le filet devant la caverne et comment, trois d'entre
nous, à chaque extrémité, devaient le tenir. Le
septième devait se placer entre le filet et la grotte, sauter
et appeler. Le lion ensommeillé, aveuglé par le soleil,
bondirait sur cette proie offerte et viendrait donner la tête
la première dans le piège. Alors, nous l'envelopperions
dans le filet autant de fois qu'il nous serait possible, en prenant
bien garde de demeurer hors de portée de ses griffes et de ses
dents. A la considérer de plus près, l'affaire nous
parut tout à coup moins simple qu'on avait voulu nous le faire
croire.
Nous
nous assîmes à même le sol pour décider
lequel d'entre nous tirerait le fauve de son sommeil. Barbus avança
que ce devait être le meilleur d'entre nous, car il s'agissait
d'exciter le lion en le piquant avec une javeline, tout en évitant
de le blesser. L'entraîneur nous déclara qu'il nous
aurait volontiers rendu ce petit service mais que, malheureusement,
ses genoux étaient raidis par les rhumatismes. De toute façon,
il n'aurait pas voulu nous priver de cette gloire.
Un
à un, les regards de mes amis convergèrent vers moi.
Quant à eux, déclarèrent-ils d'une seule voix,
ils m'abandonnaient cet honneur, par pure bonté d'âme.
Après tout, c'était moi qui avais échafaudé
l'affaire et c'était moi aussi qui les avais entraînés
dans « l'enlèvement des Sabines », par
où avaient commencé nos aventures. Tandis que le fumet
âcre du lion me chatouillait les narines, je trouvai des
accents éloquents pour rappeler à mes amis que j'étais
le seul enfant de mon père. On discuta la question et cinq
d'entre nous démontrèrent qu'ils étaient, eux
aussi, fils uniques - particularité qui, d'ailleurs, pourrait
éclairer nos actes. L'un d'entre nous n'avait que des
sœurs et le plus jeune, Charisius, se hâta
d'expliquer que son seul frère boitait et souffrait de
quelques autres infirmités.
Quand
Barbus vit que mes amis ne me laisseraient pas me dérober, il
but une grande gorgée du pot de vin, invoqua Hercule d'une
voix tremblante et m'assura qu'il m'aimait plus que son fils, bien
qu'à la vérité il n'eût pas de fils. Ce
n'était pas une besogne faite pour lui; néanmoins, il
était prêt, lui, un vétéran de la légion,
à descendre dans cette faille du rocher pour réveiller
le lion. Si jamais, à cause de sa vue déficiente et de
la faiblesse de ses jambes, il venait à perdre la vie, son
seul désir était que je veillasse à ce qu'il eût
un beau bûcher funéraire et que je fisse une noble
harangue pour répandre le bruit de ses innombrables et
glorieux exploits. Par sa mort il me démontrerait que, de ces
hauts faits qu'il m'avait racontés pendant des années,
une partie au moins était vraie.
Quand,
un javelot à la main, il se mit en route en chancelant, j'en
fus moi-même ému. Je me précipitai dans ses bras
et nous mêlâmes nos larmes. Il m'était impossible
de laisser ce vieillard payer de sa vie mes errements. Je le priai de
rapporter à mon père qu'au moins j'avais affronté
virilement la mort. Ma fin peut-être rachèterait tout,
car je n'avais apporté que des malheurs à l'auteur de
mes jours, depuis l'instant où ma mère était
morte en me donnant naissance, jusqu'au moment présent qui
voyait notre nom couvert d'opprobre aux yeux de toute la ville
d'Antioche, par ma faute, quoique j'eusse été dépourvu
d'intentions mauvaises.
Barbus
insista pour que je prisse quelques gorgées de vin car,
affirma-t-il, si l'on avait assez de boisson dans l'estomac on ne
pouvait être réellement blessé. Je bus et fis
jurer à mes amis de tenir fermement le filet et de ne le
lâcher à aucun prix. Puis j'étreignis mon javelot
des deux mains, serrai les dents et descendis le long de la piste
jusqu'à la faille dans le rocher. Tandis que les ronflements
du fauve grondaient à mes oreilles, je distinguai dans la
grotte sa forme étendue. Je lançai le javelot, entendis
un rugissement et, poussant moi-même un cri, courus plus vite
que je ne l'avais jamais fait dans aucune compétition
athlétique, pour donner la tête la première dans
le filet que mes amis s'étaient hâtés de relever,
sans attendre que je l'eusse franchi d'un bond.
Comme
je luttais pour ma vie en essayant de m'arracher à l'étreinte
du filet, le lion franchit le seuil de la grotte d'un pas hésitant,
poussa un grognement et se figea de surprise en me découvrant.
La bête était si énorme et effrayante que mes
amis, incapables de supporter sa vue, lâchèrent le filet
et s'enfuirent à toutes jambes. L'entraîneur braillait
ses bons conseils : il fallait jeter le filet sur le lion, ne
pas lui donner le temps de s'habituer à la lumière du
soleil, sinon l'affaire risquait de mal tourner.
Barbus
criait lui aussi, m'exhortant à faire preuve de présence
d'esprit et à me rappeler que j'étais un Romain et un
Manilianus. Si je me trouvais en difficulté, il descendrait
aussitôt pour tuer le lion d'un coup d'épée mais,
pour l'instant, je devais essayer de le capturer vivant. Je ne savais
trop ce que je pouvais prendre au sérieux dans ces propos,
mais comme mes amis avaient laissé tomber le filet, il me fut
plus aisé de m'en dégager. Malgré tout, leur
couardise m'avait mis dans une telle fureur que je saisis le filet
avec détermination et regardai le lion droit dans les yeux. Le
fauve me considéra en retour d'un air majestueux, avec une
expression choquée et offensée, et gémit
doucement en levant une patte arrière ensanglantée. Je
tirai sur le filet à deux mains, rassemblai toutes mes forces
pour le soulever, car pour un seul homme il était fort lourd,
et le lançai. Au même instant, le lion bondit en avant,
s'empêtra dans le filet et tomba sur le côté. Avec
un terrible rugissement, il roula sur le sol en s'enveloppant si bien
dans les mailles qu'il ne put m'atteindre qu'une fois d'un coup de
patte. J'éprouvai sa force : je fus projeté les
quatre fers en l'air à bonne distance, ce qui sans doute aucun
me sauva la vie.
A
grands cris Barbus et l'entraîneur s'exhortèrent
mutuellement à intervenir. L'homme du cirque se saisit de sa
fourche de bois et maintint le lion au sol, tandis que Barbus
réussissait à passer un nœud
coulant autour des pattes arrière. Alors, les paysans
syriens firent mouvement pour nous porter secours, mais avec force
cris et jurons, je le leur interdis. Je voulais que mes lâches
amis fussent associés à la capture du lion, car
autrement la totalité de notre plan serait anéantie.
Finalement, mes compagnons se joignirent à moi et reçurent
même pendant l'opération quelques coups de griffes.
L'entraîneur resserra nos nœuds et
affermit nos cordes jusqu'à ce que le lion fût garrotté
au point de ne pouvoir presque plus bouger. Pendant ce temps, je
restai assis sur le sol, tremblant de fureur et si bouleversé
que je vomis entre mes genoux.
Les
paysans syriens passèrent une longue perche de bois entre les
pattes du lion et, le chargeant sur leurs épaules, se mirent
en route pour le village. Ainsi suspendu, l'animal parut moins grand
et moins majestueux qu'au moment où il s'était avancé
sur le seuil de la grotte, en pleine lumière. A la vérité,
c'était un vieux lion affaibli et dévoré de
vermine, dont la crinière présentait quelques lacunes
et dont les dents étaient sérieusement abîmées.
Ce que je redoutais par-dessus tout, c'était qu'il s'étranglât
dans ses liens pendant son transport au village. La voix me fit
défaut à plusieurs reprises, mais je parvins néanmoins
à exposer à mes amis, avec toute la clarté
nécessaire, ce que je pensais d'eux et de leur conduite. Si
cette aventure m'avait appris quelque chose, c'était que je ne
devais me fier à personne, dès lors que la vie ou la
mort étaient en balance. Mes amis avaient honte de leur
comportement et acceptaient mes critiques, mais ils me rappelèrent
aussi que nous nous étions juré fidélité
et que c'était ensemble que nous avions capturé le
lion. Ils me laisseraient volontiers la plus grande part des
honneurs, mais ils voulaient tirer gloire de leurs blessures. En
réponse, je leur montrai mes bras, qui saignaient encore si
abondamment que mes genoux se dérobaient sous moi. Pour finir,
nous tombâmes d'accord sur l'idée que nous étions
tous marqués à vie par notre aventure, dont nous
célébrâmes l'heureux dénouement par un
festin au village.
Nous
offrîmes respectueusement des sacrifices au lion dès que
nous eûmes réussi à l'enfermer dans la solide
cage. Barbus et l'entraîneur s'enivrèrent pendant que
les jeunes villageoises dansaient et nous couronnaient de fleurs. Le
lendemain, nous louâmes un char à
Aux
portes d'Antioche, le premier mouvement des gardes fut de nous
arrêter et de nous confisquer nos chevaux, mais l'officier qui
les commandait se montra plus avisé. Quand nous lui
expliquâmes que nous allions volontairement à la curie
pour nous rendre, il décida simplement de nous accompagner.
Deux gardes armés de bâtons nous ouvraient la route.
Comme toujours à Antioche, les badauds s'étaient
assemblés au premier signe d'un événement
inhabituel. D'abord la foule nous accabla d'injures, nous jeta du
crottin et des fruits pourris, car la rumeur avait grossi et l'on
nous accusait d'avoir outragé toutes les filles et tous les
dieux de la cité. Irrité par le tintamarre et les cris
de la populace, notre lion gronda, puis, encouragé par le
bruit de sa propre voix, rugit franchement. Nos montures se
cabrèrent, bronchèrent, firent des écarts ou des
ruades.
Il
n'est pas impossible que l'entraîneur ait été
pour quelque chose dans ce rugissement. Quoi qu'il en fût, la
foule s'écarta sans se faire prier et quand on aperçut
nos pansements ensanglantés, des cris et des sanglots de
femmes émues s'élevèrent.
Quiconque
a déjà vu la rue principale d'Antioche, quiconque
connaît l'ampleur de ses dimensions et la forêt de
colonnes qui la borde, comprendra que notre cortège eut de
moins en moins l'allure d'une marche honteuse et de plus en plus les
apparences d'un défilé triomphal. Il ne fallut pas
longtemps pour que la foule versatile jetât des fleurs sur
notre passage. Nous reprîmes confiance et quand nous fûmes
parvenus devant la curie, nous nous regardions déjà
plus comme des héros que comme des criminels.
Les
pères de la cité nous autorisèrent d'abord à
faire don du lion à la ville et à le dédier à
Jupiter protecteur, plus couramment appelé Baal à
Antioche. Ensuite, on nous conduisit devant les magistrats criminels.
Mais un avocat célèbre, avec qui mon père
s'était entretenu, se trouvait déjà auprès
d'eux et notre comparution volontaire les impressionna favorablement.
Comme il fallait s'y attendre, on nous confisqua nos chevaux et nous
dûmes subir de sombres propos sur la dépravation de la
jeunesse et sur l'avenir calamiteux que l'on pouvait prévoir
quand on voyait les fils des meilleures familles offrir un si
déplorable exemple au peuple. Ils conclurent en évoquant
des temps bien différents, ceux de la jeunesse de nos parents
et grands-parents.
Quand
Barbus et moi revînmes à notre demeure, une couronne
funéraire était accrochée au-dessus de la porte
et personne ne voulut d'abord nous parler, pas même Sophronia.
Enfin, elle éclata en sanglots et me raconta que Timaius, la
veille au soir, s'était fait porter une vasque d'eau chaude
dans sa chambre et s'était ouvert les veines. Son corps sans
vie n'avait été découvert qu'au matin. Mon père
s'était enfermé dans son appartement et n'avait même
pas consenti à recevoir ses affranchis, accourus pour le
consoler.
A
la vérité, personne n'avait jamais aimé ce
tuteur morose et éternellement mécontent, mais une mort
est toujours une mort et je ne pouvais éviter d'éprouver
un sentiment de culpabilité. Je l'avais frappé et la
honte de mes actes avait rejailli sur lui. La terreur me submergea.
J'oubliai que mon regard avait plongé dans celui d'un vrai
lion et je songeai d'abord à m'enfuir pour toujours, à
gagner la mer, à devenir gladiateur ou à m'enrôler
dans une des plus lointaines légions, dans des pays de glace
et de neige ou aux confins brûlants de la Parthie. Mais ne
pouvant m'enfuir de la cité sans me retrouver en prison, je
résolus hardiment de suivre l'exemple de Timaius pour
débarrasser enfin mon père de cette source d'ennuis
qu'était mon existence.
L'accueil
de mon père fut tout différent de ce que j'avais
imaginé, quoique j'eusse dû m'attendre à être
surpris, car il ne se conduisait jamais comme les hommes ordinaires.
Epuisé de veilles et de pleurs, il se précipita sur
moi, me prit dans ses bras et me pressa contre sa poitrine, baisant
mes cheveux et me berçant doucement. C'était bien la
première fois qu'il m'étreignait ainsi, avec une telle
douceur. Quand j'étais un bambin affamé de caresses, il
n'avait jamais manifesté le moindre désir de me toucher
ni même baissé les yeux sur moi.
-
Minutus, ô mon fils, murmura-t-il, je croyais t'avoir perdu
pour toujours. Quand j'ai vu que tu avais pris de l'argent, j'ai
pensé que tu t'étais enfui au bout du monde avec ce
soudard ivrogne. Ne te morfonds point pour Timaius. Il n'aspirait à
rien d'autre qu'à se venger de son destin d'esclave et à
nous infliger, à nous deux, sa philosophie fumeuse. Rien de ce
qui advient en ce monde n'est assez mauvais pour interdire à
jamais la réconciliation et l'oubli.
« Ô
Minutus, je n'étais pas fait pour élever un enfant,
n'ayant jamais su moi-même conduire ma propre vie. Mais tu as
le front de ta mère et tu as ses yeux, et son petit nez droit
et sa bouche adorable. Pourras-tu jamais pardonner la dureté
de mon cœur et l'abandon où je
t'ai laissé ?
L'incompréhensible
douceur de mon père me fit fondre le cœur.
J'éclatai en sanglots bruyants, en dépit de mes
quinze ans presque révolus. Je me jetai à ses pieds et
lui étreignis les genoux en le suppliant de pardonner
l'opprobre que j'avais jetée sur son nom et en lui promettant
de m'améliorer s'il consentait encore une fois à se
montrer clément. Mais mon père à son tour tomba
à genoux et m'embrassa. Agenouillés ainsi, nous nous
suppliions mutuellement, chacun implorant le pardon de l'autre. En
voyant mon père disposé à prendre sur lui aussi
bien la mort de Timaius que ma propre culpabilité, mon
soulagement fut si grand que mes pleurs se firent encore plus
bruyants.
En
entendant ce redoublement de chagrin, persuadé que mon père
me battait, Barbus n'y tint plus. Dans un grand tintamarre
métallique, il se rua dans la chambre, épée
tirée et bouclier levé. Sur ses talons venait
Sophronia, qui, éplorée et ululante, m'arracha à
mon père pour me serrer contre son ample giron. Barbus et la
nourrice adjurèrent le cruel auteur de mes jours de bien
vouloir les battre à ma place. Je n'étais encore qu'un
enfant et je n'avais certainement pas voulu faire du mal en me
lançant dans ces innocentes fredaines.
En
proie à la plus grande confusion, mon père se releva et
se défendit ardemment contre l'accusation de cruauté.
Il leur assura qu'il ne m'avait pas battu. Quand Barbus vit dans
quelles dispositions d'esprit était son maître, il
invoqua à grands cris tous les dieux de Rome et jura qu'il se
jetterait sur son propre glaive, pour expier ses fautes, à
l'instar de Timaius. Il s'échauffa au point qu'il se serait
sans doute blessé si tous trois, mon père, Sophronia et
moi, n'avions réussi à lui arracher l'épée
et le bouclier. Ce qu'en réalité il pensait faire de
son bouclier, c'était un mystère pour moi. Plus tard,
il m'expliqua qu'il avait eu peur que mon père le frappât
sur la tête et que son vieux crâne, blessé
autrefois en Arménie, n'y résistât pas.
Mon
père demanda à Sophronia d'envoyer chercher la
meilleure viande et de faire préparer un festin, car nous
devions être affamés après notre escapade et
lui-même avait été dans l'incapacité
d'avaler une seule bouchée de nourriture quand il avait
découvert que je m'étais enfui et que son éducation
avait totalement échoué. Il fit aussi envoyer des
invitations à tous ses affranchis dans la cité, car ils
s'étaient tous beaucoup inquiétés à mon
sujet.
Mon
père lava de ses propres mains mes blessures, les oignit
d'onguents et les pansa de lin immaculé, quoique j'eusse,
quant à moi, préféré garder encore un peu
les pansements ensanglantés. Barbus fit le récit de la
capture du lion et la peine de mon père s'accrut de l'idée
que son fils avait préféré risquer la mort entre
les crocs d'un lion plutôt que demander pardon à son
père d'une sottise puérile.
Tant
de paroles avaient assoiffé Barbus. Je me retrouvai seul avec
mon père. Il me dit avoir compris qu'il était temps de
discuter de mon avenir puisque je recevrais bientôt la toge
virile. Mais, avoua-t-il, il avait du mal à trouver les mots.
Jamais auparavant il ne m'avait parlé ainsi, de père à
fils. Ses yeux inquiets me scrutaient et il cherchait désespérément
les phrases qui trouveraient le chemin de mon cœur.
Le
considérant à mon tour, je vis que sa chevelure s'était
clairsemée et que des rides creusaient son visage. Mon père
marchait sur ses cinquante ans et à mes yeux ce n'était
qu'un vieillard solitaire qui ne savait profiter ni des joies de la
vie ni de la richesse de ses affranchis. Mon regard se posa sur les
rouleaux de parchemin entassés dans sa chambre et, pour la
première fois, je remarquai qu'il n'y avait pas dans cette
pièce une seule statue de dieu, pas même une image de
génie. Je me souvins des accusations haineuses de Timaius.
-
Marcus, ô mon père, peu avant de mourir, mon tuteur
s'est répandu en propos ignobles sur ma mère et sur
toi. C'est pour cela que je l'ai frappé sur la bouche. Je ne
cherche en aucun cas des excuses à mes actes, mais si tu me
caches quelque triste secret, livre-le moi. Faute d'avoir été
éclairé là-dessus, comment saurai-je me guider
dans la vie adulte ?
Visiblement
troublé, mon père se frotta les mains en évitant
mon regard. Puis il parla lentement :
-
Ta mère est morte en te donnant naissance, ce que je n'avais
pardonné ni à toi ni à moi, jusqu'à ce
jour, où je découvre en toi l'image de ta mère.
J'ai d'abord cru t'avoir perdu, et puis tu m'es revenu et j'ai
compris que je n'avais pas d'autre raison de vivre que toi, ô
mon fils, Minutus.
-
Ma mère était-elle danseuse ? Était-elle
une femme perdue et une esclave, comme l'a prétendu Timaius ?
demandai-je sans détour.
Ces
questions bouleversèrent mon père :
-
Tu n'as pas le droit de parler ainsi, se récria-t-il. Ta mère
était la femme la plus noble que j'ai jamais connue. Ce
n'était évidemment pas une esclave, même si, à
la suite d'un vœu, elle avait fait
allégeance à Apollon et l'a servi pendant un temps.
Nous avons accompli elle et moi un voyage à Jérusalem
et en Galilée, à la recherche du roi des Juifs et de
son royaume.
Ces
paroles affermirent mon courage. Je repris d'une voix tremblante :
-
Timaius m'a dit que tu t'étais compromis dans les complots des
Juifs au point que le gouverneur avait été contraint de
t'expulser de Judée et que c'est pour cette raison et non
point seulement à cause de l'inimitié de l'empereur,
que tu as été radié de l'ordre équestre.
A
son tour, la voix de mon père n'était plus très
ferme lorsqu'il me répondit :
-
Pour te parler de tout cela, j'ai voulu attendre que tu saches penser
par toi-même. Il ne convenait pas que je t'oblige à
réfléchir sur des questions que je n'avais pas
pleinement comprises. Mais tu te trouves à la croisée
des chemins et tu dois déterminer quelle direction tu
prendras. Je ne puis qu'espérer que ton choix soit le bon. Je
ne saurais te contraindre, car je n'ai à t'offrir que des
choses invisibles que moi-même je ne comprends pas.
-
Père, demandai-je, alarmé, j'espère qu'à
force de les fréquenter, tu n'as pas finalement embrassé
la foi des Juifs ?
-
Voyons, Minutus, rétorqua mon père, surpris, tu m'as
accompagné aux bains et au stade. Tu as bien vu que je ne
portais pas sur mon corps leur signe d'allégeance. Si tel
avait été le cas, j'aurais été chassé
des bains par les rires et les quolibets des autres citoyens.
« Je
ne nie pas, poursuivit-il, avoir beaucoup lu les écritures
sacrées des Juifs. C'était pour mieux les comprendre.
Mais à la vérité, j'éprouve un certain
ressentiment contre eux de ce qu'ils ont crucifié leur roi. Je
leur garde rancune de la mort douloureuse de ta mère, oui,
pour cela j'en veux à leur roi qui a ressuscité d'entre
les morts le troisième jour et a fondé un royaume
invisible. Ses disciples juifs continuent à croire qu'il
reviendra pour créer un royaume visible, mais tout cela est
trop compliqué et trop peu raisonnable pour que je puisse t'en
enseigner quoi que ce soit. Ta mère aurait su, elle, car en
tant que femme elle comprenait mieux que moi les affaires du royaume
et je ne comprends toujours pas pourquoi elle devait mourir pour mon
salut.
Je
commençai à douter de la raison de mon père et
me rappelai toutes les bizarreries de son comportement.
-
Alors, dis-je brutalement, tu as bu du sang avec les Juifs ? Tu
as participé aux rites de leur superstition ?
Le
trouble de mon père s'accrut encore.
-
Tu ne peux pas comprendre, tu ne sais pas.
Mais
il prit une clé pour ouvrir un coffre, en tira une coupe de
bois usé et, la tenant délicatement entre ses paumes,
il me la présenta :
-
Voici la coupe de Myrina, ta mère. Dans ce récipient,
nous avons bu ensemble le vin de l'immortalité par une nuit
sans lune sur une montagne de Galilée. Et le gobelet ne s'est
pas vidé, alors que nous y avions bu tous deux à longs
traits. Et le roi nous est apparu et, bien que nous fussions plus de
cinq cents, il a parlé à chacun de nous en particulier.
A ta mère, il a dit que plus jamais de son vivant elle
n'aurait soif. Mais par la suite, j'ai promis à ses disciples
que je n'essaierais pas d'enseigner à quiconque ces choses,
car ils estimaient que le royaume appartenait aux Juifs et que moi,
un Romain, je n'y avais pas ma place.
Je
compris que j'avais devant moi la coupe que Timaius croyait dédiée
à la déesse de la Fortune. Je la pris dans mes mains,
mais pour mes doigts comme pour mes yeux ce n'était qu'un
vieux gobelet de bois usé, même si j'éprouvais un
sentiment de tendresse à l'idée que ma mère
l'avait tenu et y avait attaché un grand prix.
Je
posai un regard compatissant sur mon père.
-
Je ne puis te blâmer de ta superstition, car les artifices
magiques des Juifs ont troublé des têtes plus sages que
la tienne. Sans aucun doute, la coupe t'a apporté richesse et
succès, mais je ne désire pas parler de l'immortalité,
pour ne pas te blesser. En ce qui concerne ce nouveau dieu, il y a
d'autres divinités anciennes qui, avant lui, sont mortes et
ont ressuscité : Osiris, Tammuz, Attis, Adonis, Dionysos
parmi beaucoup d'autres. Mais tout cela, ce sont des légendes
et des paraboles que vénèrent ceux qui sont initiés
dans les mystères de ces dieux. Les gens de bonne éducation
ne boivent plus de sang et moi-même, je suis parfaitement
dégoûté des mystères. J'en ai eu mon
content avec ces stupides jeunes filles et leurs rubans accrochés
aux buissons.
Mon
père secoua la tête et se tordit les mains :
-
Oh ! si seulement je pouvais te faire comprendre !
-
Je ne comprends que trop, même si je ne suis pas tout à
fait un homme. A Antioche aussi, on peut apprendre des choses !
Tu as parlé du Christ, mais cette nouvelle superstition est
bien plus pernicieuse et honteuse que les autres doctrines juives. A
la vérité, il a bien été crucifié,
mais il n'était en aucune façon roi et il n'a pas non
plus ressuscité d'entre les morts. Ce sont ses disciples qui
ont volé son corps dans son sépulcre, pour ne pas se
couvrir de ridicule aux yeux du peuple. Il n'est pas bon de parler de
lui. Les Juifs voient en toute chose prétexte à
bavardages et à chamailleries.
-
Il était vraiment roi. C'était même écrit
en trois langues sur sa croix : Jésus de Nazareth, roi
des Juifs. Je l'ai vu de mes propres yeux. Si tu ne crois pas les
Juifs, accorde au moins crédit au gouvernement romain. Ses
disciples n'ont pas volé le corps, même si les Juifs ont
soudoyé les gardes pour qu'ils répandent ce bruit. Je
le sais, parce que j'étais là et que j'ai tout vu de
mes propres yeux. Et un jour, je l'ai moi-même aperçu
sur la rive est d'un lac de Galilée, après qu'il eut
ressuscité d'entre les morts. Ce que je tiens encore pour
assuré, en tout cas, c'est que c'était bien lui. C'est
lui-même qui m'a guidé jusqu'à ta mère,
qui se trouvait en difficulté dans la ville de Tibériade.
Certes, seize années sont passées depuis ces
événements, mais je les vois encore comme si je les
avais devant les yeux, en cet instant même où tu me
désoles par ton incapacité à comprendre.
Je
ne pouvais me permettre de susciter la colère paternelle.
-
Je n'avais pas l'intention de discuter de matières divines, me
hâtai-je d'assurer. Je ne voulais savoir qu'une chose :
peux-tu retourner à Rome quand tu le désires ?
Timaius a prétendu que tu ne pourrais jamais rentrer dans ta
ville d'origine, à cause de ton passé.
Mon
père se redressa, fronça les sourcils et me regarda
droit dans les yeux.
-
Je m'appelle Marcus Mezentius Manilianus. Je peux retourner à
Rome quand je veux, cela ne souffre aucun doute. Je ne suis pas en
exil et Antioche n'est pas une ville de relégation. Tu devrais
le savoir. Mais j'avais des raisons personnelles pour ne pas revenir
dans la capitale de l'empire. Maintenant, je le pourrais très
bien, s'il le fallait, car j'ai pris de l'âge et je ne suis
plus aussi influençable que dans ma jeunesse. Tu n'as pas
besoin d'en savoir davantage. Tu ne comprendrais pas mes raisons.
La
fermeté de sa réponse me rassura.
-
Tu as parlé de la croisée des chemins, de l'avenir que
je devrai choisir moi-même. A quoi pensais-tu ?
Mon
père s'essuya le front, hésita, puis commença en
pesant soigneusement chacun de ses mots :
-
Les gens qui, ici, à Antioche, s'y entendent le mieux, ont
commencé à comprendre que le royaume n'appartient pas
seulement aux Juifs. Je soupçonne, ou pour être tout à
fait honnête, je sais, que même des Grecs et des Syriens
non circoncis ont été baptisés et ont été
admis aux repas. Cela a provoqué maintes querelles, mais en ce
moment se trouve en ville un Juif cypriote que j'avais déjà
rencontré à Jérusalem. Un autre Juif
l'accompagne pour le seconder. Il s'appelle Saul, il est originaire
de Tarse. Je l'ai déjà rencontré à Damas,
le jour où on l'a conduit dans cette ville. Il venait de
perdre la vue à la suite d'une révélation divine
mais, plus tard, il l'a recouvrée. Il mérite d'être
connu. Mon plus cher désir serait que tu interroges ces hommes
et que tu écoutes leur enseignement. S'ils parvenaient à
te convaincre, ils te baptiseraient pour t'introduire dans le royaume
du Christ et tu serais autorisé à participer à
leurs repas secrets. Cela, sans circoncision. Tu n'aurais donc pas à
redouter de passer sous la juridiction de la loi juive.
Je
n'en croyais pas mes oreilles.
-
Est-ce bien vrai ? me récriai-je, tu désires que
je sois initié aux rites juifs ? Que j'adore un roi
crucifié et un royaume qui n'existe pas ? Qu'est-ce
qu'une chose invisible, sinon une chose qui n'existe pas ?
-
C'est ma faute, dit mon père avec impatience. Je suis sûr
de ne pas avoir utilisé les mots qu'il fallait pour te
convaincre. Quoi qu'il en soit, tu n'as rien à perdre à
écouter ce que ces hommes ont à te dire.
Cette
simple idée me terrorisait.
-
Je ne laisserai jamais les Juifs m'asperger de leur eau sacrée !
criai-je. Et je n'accepterai jamais de boire le sang avec eux. J'y
perdrais les derniers lambeaux de réputation qu'il me reste.
Patiemment,
mon père revint à la charge en m'expliquant qu'en tout
cas Saul était un Juif érudit qui avait fréquenté
l'école de rhétorique de Tarse et que ce n'étaient
pas seulement des esclaves et des ouvriers, mais aussi nombre de
nobles dames d'Antioche, qui venaient en secret l'écouter.
Alors je me bouchai les oreilles, tapai du pied et criai d'une voix
stridente et surexcitée :
-
Non, non, non !
Mon
père se raidit, et d'une voix plus froide laissa tomber :
-
Tu feras ce que tu voudras. L'empereur Claude, qui est un érudit,
a calculé de façon certaine qu'au printemps prochain
nous atteindrons le huit centième anniversaire de la fondation
de Rome. Certes, le divin Auguste avait déjà célébré
cet anniversaire et beaucoup de gens vivent encore qui y ont assisté.
Néanmoins, d'autres jeux séculaires seront donnés,
qui nous fourniront une excellente raison pour aller à Rome.
Sans
lui laisser le temps d'achever, je me jetai à son cou, le
baisai et me ruai hors de la pièce en poussant des cris de
bonheur, car je n'étais encore qu'un gamin. Les affranchis
affluaient pour le festin et il dut sortir de sa chambre pour les
saluer et recevoir leurs cadeaux.
Je
me tins à côté de mon père, pour bien
montrer qu'il avait l'intention de m'associer à tout ce qui le
regardait.
Quand
tous furent étendus devant les tables, quand moi-même
qui n'étais qu'un mineur, je me fus assis sur une chaise aux
pieds de mon père, ce dernier expliqua que la réunion
avait pour objet de recueillir l'avis des membres de la famille sur
mon avenir.
-
Commençons par prendre des forces dans le vin. La boisson
délie la langue et nous aurons besoin de tous les conseils qui
pourront se présenter.
Il
ne répandit pas de vin sur le sol, mais Barbus ne s'inquiéta
pas de cette manifestation d'athéisme. Le vétéran
se chargea de l'offrande à la place de mon père et
prononça à haute voix les paroles rituelles. Je suivis
son exemple et les affranchis, à leur tour, aspergèrent
le plancher du bout des doigts mais ils s'abstinrent de prononcer à
haute voix les salutations. A considérer ces hommes, mon
cœur se remplit d'amour : chacun d'entre eux avait
fait de son mieux pour me gâter et tous désiraient me
voir devenir un homme dont la réputation leur serait
profitable. Ils avaient appris à connaître mon père
et n'attendaient donc plus rien de lui.
-
Quand je vous ai acheté la liberté, reprit mon père,
je vous ai fait boire le vin de l'éternité dans le
gobelet de bois de feue mon épouse. Mais les seules richesses
que vous ayez jamais voulu amasser, ce sont les biens de ce monde,
qui peut disparaître à tout instant. Quant à moi,
je n'aspire à rien d'autre qu'à vivre dans la paix et
l'humilité.
Les
affranchis rétorquèrent aussitôt qu'eux aussi
s'étaient efforcés de vivre aussi paisiblement et
humblement qu'il était possible à des négociants
prospères. Tous se vantaient d'une richesse qui n'aboutissait
qu'à augmenter leurs impôts et les dons obligatoires à
la cité, mais aucun d'entre eux ne désirait évoquer
un passé de servitude.
-
Pour votre bien et en raison de l'obstination de mon fils Minutus,
dit mon père, je ne puis embrasser la nouvelle foi qui est
maintenant accessible aux non circoncis, grecs et romains. Si je
reconnaissais être chrétien, comme s'appellent les
tenants de cette nouvelle religion pour se distinguer du culte juif,
alors vous tous et toute ma maison seraient contraints de m'imiter et
je ne crois pas que rien de bon pourrait sortir de cette conversion.
Je ne puis croire, par exemple, que Barbus participerait avec une
ardeur sincère quel que soit celui qui lui poserait les mains
sur la tête et lui communiquerait son souffle. Et ne parlons
pas de Minutus, incapable de se maîtriser, au point de hurler à
la seule idée d'adhérer à la nouvelle religion.
« C'est
pourquoi, le moment est venu de parler de ma famille. Ce que je fais,
je ne le fais pas à moitié. Minutus et moi allons
gagner Rome où, à la faveur des jeux séculaires,
je retrouverai mon rang de chevalier. Minutus recevra la toge virile
à Rome, en présence de sa famille. Et il aura un cheval
en remplacement de celui qu'il a perdu ici.
Pour
moi, la surprise était complète. Je n'aurais jamais
imaginé pareil événement, même en rêve.
Dans mes vaticinations les plus optimistes, je m'étais figuré
qu'un jour, ma hardiesse et mes talents me permettraient de rendre à
mon père l'honneur qu'il avait perdu par la volonté de
l'empereur. Mais rien de ce qu'ils entendaient n'étonnait les
affranchis. Leur réaction me donna à penser que depuis
longtemps ils poussaient mon père dans ce sens, ayant
eux-mêmes des honneurs à gagner et des bénéfices
à tirer de l'affaire. Ils expliquèrent en hochant du
chef qu'ils étaient déjà en relation avec les
affranchis de l'empereur Claude, qui jouaient un rôle important
dans l'Etat. Et, puisque mon père possédait une
propriété sur l'Aventin et un domaine à Caere,
il remplissait largement les conditions de richesse requises pour
être chevalier.
Mon
père réclama le silence.
-
Tout cela est sans importance, expliqua-t-il. L'essentiel est que
j'ai enfin réussi à acquérir les papiers qui
établissent le lignage de Minutus. Pour cela, il a fallu
mobiliser toutes les ressources du savoir juridique. J'ai cru d'abord
que je pourrais tout simplement l'adopter dès qu'il aurait
atteint l'âge, mais mon avocat m'a persuadé qu'une telle
mesure ne serait pas judicieuse, car alors la légalité
de ses origines romaines serait constamment sujette à
contestation.
Après
avoir déroulé quantité de papyrus, mon père
en lut des passages à haute voix avant de nous fournir de plus
amples éclaircissements :
-
La pièce la plus importante est ce contrat de mariage entre
Myrina et moi, certifié par les autorités romaines de
Damas. Il est indubitablement authentique et légal car, lors
de notre séjour dans cette ville, quand ma femme s'est trouvée
enceinte de mes
Après
une pause, les yeux au plafond, il reprit :
-
L'enquête sur les ancêtres de la mère de Minutus
s'est heurtée à des difficultés bien plus
grandes. A l'époque, je n'accordais pas d'importance à
la question et nous n'en avons jamais discuté. Après de
longues recherches, il a été définitivement
établi que la famille de mon épouse était
originaire de Myrina, près de la ville de Cyme, dans la
province d'Asie. C'est sur le conseil de mon avocat que j'ai commencé
mes investigations par cette cité éponyme de ma femme.
La suite de l'enquête a démontré que sa famille a
quitté Myrina pour les îles à la suite de revers
de fortune. Mais les origines de mon épouse sont de la plus
haute noblesse et pour le confirmer, j'ai fait dresser une statue
d'elle devant le tribunal de Myrina et j'ai aussi effectué
plusieurs donations pour honorer sa mémoire. En fait, mon
représentant a reconstruit le tribunal tout entier, il n'était
pas très grand et les pères de la cité eux-mêmes
ont proposé de reconstituer la lignée de Myrina
jusqu'aux temps anciens et même, oui, jusqu'aux dieux du
fleuve, mais j'ai estimé que ce n'était pas nécessaire.
Sur l'île de Cos, mon envoyé a découvert un
vénérable vieillard, prêtre du temple d'Esculape,
qui se souvenait très bien des parents et pouvait confirmer
par serment qu'il était bien le frère du père de
Myrina. A la mort de ces parents honnêtes mais tombés
dans la pauvreté, les enfants se sont consacrés à
Apollon et ont quitté l'île.
-
Oh ! m'écriai-je, j'aimerais tant connaître l'oncle
de ma mère ! N'est-ce pas le seul parent qui me reste du
côté maternel ?
-
Ce ne sera pas nécessaire, se hâta de dire mon père.
C'est un très vieil homme, il a mauvaise mémoire et
j'ai veillé à ce qu'il ait un toit, de quoi subsister
et quelqu'un qui s'occupe de lui jusqu'à la fin de ses jours.
La seule chose que tu dois garder à l'esprit, c'est que par ta
mère, tu te rattaches à une lignée de nobles
grecs. Quand tu seras adulte, tu pourras te rappeler de temps en
temps au souvenir de la pauvre cité de Myrina par quelque don
approprié, de façon à ce que tes origines ne
sombrent pas dans l'oubli.
« Quant
à moi, j'appartiens à la gens des Manilianus par
adoption et c'est pourquoi je m'appelle Manilianus. Mon père
adoptif, ton grand-père légal, Minutus, était le
célèbre astronome Manilius, dont un ouvrage est encore
étudié dans toutes les bibliothèques du monde.
Tu t'es certainement demandé pourquoi je portais cet autre nom
Mezentius. Cela m'amène à te parler de tes vrais
ancêtres. Le célèbre Mécène, ami du
divin Auguste, était un lointain parent de mon grand-père
qui le protégea, même s'il l'oublia dans son testament.
Mécène descendait des rois de Caere, qui régnèrent
bien avant la fuite d'Enée hors de Troie en flammes. Le sang
des anciens Etrusques coule aussi dans les veines des Romains. Mais
pour parler le langage de la loi, nous sommes seulement des membres
de la famille des Manilianus. A Rome, il vaut mieux ne pas trop faire
allusion aux Etrusques, car les Romains n'aiment pas qu'on leur
rappelle que ce peuple les a autrefois dominés.
Mon
père discourait avec un ton si digne que tous l'écoutaient
en silence et que seul Barbus songeait à reprendre quelquefois
des forces dans le vin.
-
Mon père adoptif, Manilius, était un homme pauvre. Il
dissipa sa fortune dans les ouvrages astronomiques et dans ses
recherches sur les astres, alors qu'il aurait pu gagner beaucoup
d'argent dans la pratique de la divination. Il dut bien plus à
l'inattention du divin Tibère qu'à lui-même
d'avoir conservé son titre de chevalier. Il serait trop long
de vous expliquer comment j'ai passé les impatientes années
de ma jeunesse comme clerc à Antioche. La principale raison de
ma présence ici était que ma famille était trop
pauvre pour m'offrir un cheval. Mais quand je rentrai à Rome,
j'eus le grand bonheur de gagner les faveurs d'une femme très
influente dont je tairai le nom. Cette femme d'expérience me
présenta à une veuve, vieille et malade, douée
d'un esprit d'une grande noblesse. Dans son testament, cette dame me
légua toute sa fortune, de sorte que je pouvais confirmer mon
droit à porter l'anneau d'or des chevaliers; mais alors
j'avais déjà près de trente ans et je ne tenais
plus à remplir des charges officielles. En outre, la famille
de la veuve contesta l'accusation, et même, oui, alla jusqu'à
émettre la répugnante idée que la vieille dame
avait été empoisonnée tout de suite après
avoir signé son testament. La justice penchait en ma faveur
mais, à cause de cette affreuse affaire et pour certaines
autres raisons, j'ai quitté Rome et j'ai gagné
Alexandrie pour m'y consacrer à l'étude. Même si,
à l'époque, on répandit à Rome maints
ragots sur mon compte, je ne crois pas que quiconque se souvienne
encore de cette querelle suscitée par des malveillants. Je
vous raconte tout cela pour bien faire sentir à Minutus qu'il
n'y a là rien de honteux et que rien ne s'oppose à ce
que je rentre à Rome. Et je pense que, après les
derniers événements, le mieux serait que nous partions
le plus vite possible, avant la fin de la saison de la navigation. Je
disposerai alors de tout l'hiver pour régler mes affaires
avant la célébration du centenaire.
Nous
avions mangé et bu. Sur la façade de notre demeure, les
torches faiblissaient et se mouraient une à une. Dans les
lampes, le niveau de l'huile était à son minimum. Je
m'étais efforcé de rester le plus silencieux possible,
en essayant de ne pas me gratter les bras, là où mes
blessures commençaient à me démanger. Sur le
seuil de notre maison, quelques mendiants d'Antioche s'étaient
rassemblés et, suivant l'excellente coutume syrienne, mon père
leur avait fait distribuer les reliefs du festin.
Les
affranchis étaient sur le point de prendre congé,
lorsque deux Juifs se frayèrent un chemin jusqu'à nous.
D'abord, on les prit pour des mendiants et on leur montra la porte.
Mais mon père se précipita vers eux pour les saluer
avec respect.
-
Non, non, dit-il. Je connais ces hommes. Ce sont les messagers du
plus grand des dieux. Revenez, vous tous, et écoutez ce qu'ils
ont à dire.
Le
plus imposant des deux hommes se tenait très droit et portait
une grande barbe. C'était un marchand juif de Chypre, nommé
Barnabé. Sa famille et lui possédaient une maison à
Jérusalem et mon père l'avait rencontré bien
avant ma naissance. Son compagnon était beaucoup plus jeune.
Vêtu d'un épais manteau de peau de chèvre noire,
presque chauve, il avait de grandes oreilles et un regard si perçant
que les affranchis détournèrent les yeux et levèrent
la main dans un geste de protection. C'était ce Saul dont mon
père m'avait entretenu, mais on ne le connaissait plus sous ce
nom, car il avait adopté celui de Paul, autant par humilité
que parce que son ancien nom éveillait de mauvais souvenirs
chez les adeptes du Christ. Paul signifie l'insignifiant, comme mon
propre nom, Minutus. Ce n'était pas un bel homme, mais dans
ses yeux et sur son visage brûlait un tel feu que nul ne
désirait l'affronter. Je pressentis que rien de ce qu'on
dirait à cet homme ne l'influencerait jamais. Lui, en
revanche, voulait influencer les autres. Comparé à lui,
le vieux Barnabé paraissait presque raisonnable.
L'apparition
de ces deux Juifs indisposa fort les affranchis. Mais ils n'auraient
pu se retirer sans offenser mon père. Dans un premier temps,
Barnabé et Paul se conduisirent correctement, prenant la
parole chacun à leur tour pour raconter que les doyens de leur
assemblée avaient eu une vision qui les avait incités à
prendre la route pour prêcher la bonne nouvelle, aux Juifs
d'abord et ensuite aux païens. Ils s'étaient également
rendus à Jérusalem pour remettre de l'argent aux saints
hommes qui y demeuraient. Dans cette ville, leurs disciples avaient
définitivement reconnu leur autorité. Ensuite, ils
avaient prêché la parole divine avec tant de force, que
même les malades avaient été guéris. Dans
l'une des cités de l'intérieur, on avait pris Barnabé
pour Jupiter se manifestant sous une forme humaine et Paul, pour
Mercure. Le prêtre de cette ville avait voulu leur sacrifier un
bœuf orné de guirlandes, et ils avaient eu le
plus grand mal à empêcher ce sacrilège. Après
cela, les Juifs de la cité avaient entraîné Paul
à l'écart et l'avaient lapidé. Le croyant mort,
ils avaient quitté la région, dans la crainte d'une
réaction des autorités. Mais Paul était revenu à
la vie.
-
De quel esprit êtes-vous donc habités, demandèrent
les affranchis étonnés, pour que vous ne vous
contentiez pas de vivre en simples mortels et choisissiez de vous
exposer au danger dans le seul but de témoigner pour le fils
de Dieu et le pardon des péchés ?
A
l'idée que quelqu'un avait pu prendre ces deux Juifs pour des
dieux, Barbus éclata de rire. Mon père le réprimanda
puis, se prenant la tête à deux mains, il dit à
Barnabé et Paul :
-
Je me suis familiarisé avec vos doctrines et j'ai tenté
de réconcilier le Juif avec le Juif pour préserver ma
propre position parmi les pères de la cité. J'aimerais
croire que vous dites la vérité, mais l'esprit ne
semble pas vous pousser vers la concorde. Au contraire, vous vous
chamaillez et l'un dit une chose et l'autre une autre. Les saints
hommes de Jérusalem ont vendu tous leurs biens et attendent le
retour de votre roi. Voilà plus de seize ans qu'ils attendent
et ils vivent d'aumônes. Que dites-vous de cela ?
Paul
assura que, pour sa part, il n'avait jamais invité personne à
quitter un travail honnête pour distribuer ses biens aux
pauvres. Barnabé ajouta que chacun devait faire ce que
l'Esprit lui inspirait. Quand les saints de Jérusalem ont subi
les premières persécutions, ils se sont enfuis à
l'étranger, et aussi à Antioche où ils se sont
lancés dans le négoce avec plus ou moins de succès.
Barnabé
et Paul parlèrent tant qu'à la fin l'agacement gagna
les affranchis.
-
En voilà assez avec votre dieu, s'exclamèrent-ils. Nous
ne vous voulons aucun mal, mais qu'attendez-vous donc de notre
maître, pour vous introduire ainsi en pleine nuit dans sa
demeure et jeter le trouble en lui ? Il a déjà son
content de tracas.
Les
deux Juifs expliquèrent que leurs activités avaient
provoqué tant de ressentiments parmi leurs semblables
d'Antioche, que même les Saducéens et les Pharisiens
complotaient contre eux et les autres chrétiens. Les Juifs
menaient une ardente campagne de conversion en faveur du Temple de
Jérusalem et avaient déjà collecté de
riches présents auprès des hommes pieux. Mais la secte
chrétienne tentait de faire passer les nouveaux convertis de
leur côté en leur promettant le pardon de leurs péchés
et en leur assurant qu'ils n'auraient plus à obéir aux
lois juives. Voilà pourquoi les Juifs avaient intenté
une action judiciaire contre les chrétiens devant le tribunal
de la cité. Barnabé et Paul projetaient de quitter
Antioche avant l'audience, mais ils craignaient que le conseil ne les
fît poursuivre et ne les traînât devant le
tribunal.
Mon
père annonça avec une évidente satisfaction
qu'il était en mesure de dissiper leurs craintes.
-
Par divers moyens, j'ai réussi à obtenir que le conseil
n'interfère pas dans les affaires internes de la religion
juive. C'est aux Juifs eux-mêmes de régler les disputes
de leurs sectes. Au regard de la loi, la secte chrétienne est
une secte juive comme les autres, bien qu'elle n'exige ni la
circoncision ni une complète soumission à la loi de
Moïse.
« Donc,
il est du devoir des gardes de la cité de protéger les
chrétiens si d'autres Juifs tentent de leur faire violence. De
la même façon, ils nous appartient de protéger
les autres Juifs si les chrétiens s'attaquent à eux.
Barnabé
parut profondément troublé par la réponse de mon
père.
-
Nous sommes juifs, Paul et moi, mais la circoncision est la marque du
véritable judaïsme. Et pourtant les Juifs d'Antioche ont
prétendu que même si les chrétiens non circoncis
ne sont pas légalement juifs, on peut les poursuivre pour
atteinte aux croyances juives.
Mais
mon père savait se montrer têtu, dès qu'il avait
une idée bien arrêtée :
-
Pour autant que je sache, la seule différence entre les
chrétiens et les Juifs, c'est que les chrétiens,
circoncis ou non, croient que le messie juif, ou Christ, a déjà
pris forme humaine en la personne de Jésus de Nazareth, qu'il
est ressuscité d'entre les morts et que tôt ou tard il
reviendra sur terre pour fonder le royaume millénaire. Les
Juifs ne le croient pas et attendent toujours le Messie. Mais au
regard de la loi, il est indifférent qu'ils croient ou non
qu'il soit déjà venu. Le point important est qu'ils
croient au Messie. La cité d'Antioche ne désire pas
trancher, et n'est pas compétente pour le faire, sur la
question de la venue du Messie. C'est pourquoi Juifs et chrétiens
doivent régler cette affaire pacifiquement entre eux, sans
persécution d'un côté ni de l'autre.
-
Ainsi faisaient-ils et ainsi feraient-ils encore, dit Paul d'une voix
ardente, si les chrétiens circoncis n'étaient pas si
couards. Céphas, par exemple, a d'abord pris place au repas
avec les non circoncis et puis il s'est séparé d'eux.
Il a plus peur des saints hommes de Jérusalem que de Dieu. Je
lui ai dit très précisément ce que le pensais de
sa lâcheté, mais le mal était fait et,
maintenant, circoncis et non circoncis mangent de plus en plus
souvent séparément. Voilà pourquoi ces derniers
ne peuvent plus, même légalement, être appelés
Juifs. Non, parmi nous il n'y a ni Juifs ni Grecs, ni affranchis ni
esclaves. Nous sommes tous des chrétiens.
Mon
père fit remarquer qu'il serait malavisé de présenter
cette thèse devant la cour, car si elle était admise,
les chrétiens perdraient d'irremplaçables avantages et
la protection de la loi. Il serait plus rationnel qu'ils se
reconnussent pour Juifs. Ils bénéficieraient de tous
les avantages politiques du judaïsme, même s'ils ne
respectaient guère la circoncision et les lois juives.
Mais
il ne parvint pas à entamer l'inébranlable conviction
de ces deux fanatiques : pour eux, un Juif était un Juif
et tous les autres des païens, mais Juifs ou païens
pouvaient devenir chrétiens de la même façon et,
dès lors, il n'y avait plus de différence entre eux,
ils étaient un dans le Christ. Néanmoins, un Juif
chrétien continuait d'être juif, mais un païen
baptisé ne pouvait devenir juif que par la circoncision, et
désormais cela n'était ni nécessaire ni même
souhaitable car le monde entier devait savoir qu'un chrétien
n'avait pas besoin d'être juif.
Mon
père déclara d'un ton acerbe que cette philosophie
échappait à sa compréhension. Autrefois, il
avait lui-même humblement désiré devenir sujet du
royaume de Jésus de Nazareth, mais on l'avait rebuté
parce qu'il n'était pas juif. Les chefs de la secte nazaréenne
lui avaient même interdit de raconter ce dont il avait été
témoin. A ce qu'il voyait, le plus sage serait de continuer à
attendre que les affaires du royaume fussent éclaircies et
accessibles aux esprits simples. A l'évidence, c'était
la providence qui l'envoyait à présent à Rome,
car on pouvait s'attendre à tant de tracas de la part des
chrétiens et des Juifs d'Antioche que même les plus
habiles médiateurs y gaspillaient en vain leurs forces.
Mais
il promit de suggérer au conseil de la cité de ne pas
poursuivre les chrétiens pour violation de la loi juive, en
arguant du fait qu'en recevant ce baptême inventé par
les Juifs, et en reconnaissant pour roi un messie juif, ils étaient
devenus juifs en fait, si ce n'était en droit. Si le conseil
adoptait ce point de vue, alors l'action des Juifs serait entravée
pour quelque temps.
La
promesse de mon père satisfit Barnabé et Paul. De fait,
ils ne pouvaient espérer mieux. Mon père leur affirma
qu'en tous les cas, ses sympathies allaient plus aux chrétiens
qu'aux Juifs. Sur quoi les affranchis firent entendre leur voix. Ils
implorèrent mon père de demander à être
libéré sans délai de sa charge de membre du
conseil, parce qu'il avait suffisamment de soucis avec ses affaires
privées. Mais mon père rétorqua avec raison
qu'il lui était impossible d'agir ainsi pour l'instant, car
une telle démarche publique donnerait à penser qu'il se
considérait comme coupable de sacrilège.
Les
affranchis émirent la crainte que les sympathies ouvertes de
mon père pour les chrétiens ne le fissent suspecter de
m'avoir encouragé, moi son fils, à violer les rites
innocents des jeunes filles. Car chrétiens et Juifs
manifestaient une implacable aversion pour les idoles, les sacrifices
et les rites anciens. Sur ce sujet, les affranchis étaient
intarissables.
-
Dès qu'ils ont été baptisés et ont bu du
sang avec leurs coreligionnaires, les nouveaux chrétiens
abattent et brûlent leurs dieux lares. Ils détruisent
des livres de divination très coûteux au lieu de les
vendre pour un prix raisonnable à ceux qui en ont encore
l'utilité. Cette tolérance impétueuse est
dangereuse. Maître, ô vous, notre maître plein de
patience et de clémence, il ne faut plus vous compromettre
avec eux si vous ne voulez pas attirer le malheur sur votre fils.
Je
dois dire, et ce fut tout à l'honneur de mon père,
qu'après la visite des deux Juifs, il ne me poussa plus à
aller écouter leur enseignement. Après s'être
opposés aux autres Juifs, Paul et Barnabé se
querellèrent entre eux et quittèrent Antioche pour des
destinations différentes. Avant leur départ, les Juifs
pieux se calmèrent, car ils savaient modérer leurs
passions et éviter les conflits publics. Ils se renfermèrent
dans leur société secrète. Suivant la suggestion
de mon père, le conseil rejeta la plainte déposée
contre Paul et Barnabé, et proclama que les Juifs devaient
régler entre eux leurs désaccords. Avec un peu de
détermination, il fut également aisé d'apaiser
les esprits dans l'affaire qui nous concernait, mes amis et moi. On
eut recours pour cela à l'oracle de Daphné. Nos parents
payèrent de lourdes amendes et nous-mêmes, durant trois
jours et trois nuits, nous nous pliâmes aux cérémonies
de purification nécessaires, dans le bois de Daphné.
Les parents des filles que nous avions bousculées n'osèrent
plus nous harceler pour les épouser. Mais, durant les
cérémonies de purification, nous dûmes faire
certaine promesse à la déesse de la Lune. Je ne pouvais
en parler à mon père et il ne m'interrogea pas.
Contrairement à son habitude, mon père m'accompagna à
l'amphithéâtre où mes six amis et moi fûmes
autorisés à prendre place dans la tribune d'honneur,
derrière les autorités de la ville. Notre lion s'était
aminci et il avait été habilement dressé, de
sorte qu'il se conduisit dans l'arène mieux que nous n'aurions
osé l'espérer. Il déchiqueta sans grand mal un
condamné à mort, blessa le premier gladiateur au genou
et tomba en combattant sans peur jusqu'à la fin. La foule
rugit de plaisir et, pour nous honorer, notre lion et nous, le public
se leva et applaudit. Mon père ne dit mot, mais je crois qu'il
était fier de moi. Quelques jours plus tard, après
avoir dit adieu aux servantes éplorées, nous nous mîmes
en route pour le port de Séleucie. Là nous embarquâmes,
mon père, moi et Barbus, et fîmes voile vers Naples d'où
nous gagnerions Rome.
~ Livre
II ~
Rome
Comment
décrire ce que ressent un adolescent de quinze ans qui
découvre Rome quand, depuis la plus tendre enfance, il sait
que tous les liens de son sang aboutissent à ces vallées
et à ces collines sacrées ? En vérité,
mes pieds crurent que la terre tremblait pour saluer le retour de son
fils et mes oreilles s'imaginèrent percevoir la rumeur de huit
cents années d'histoire qui montait de ces pavés usés
par le passage des chars. Même le Tibre boueux était à
mes yeux si sacré que je faillis m'évanouir à sa
vue.
La
fatigue et l'énervement dus au manque de sommeil et à
la longueur du voyage y étaient peut-être pour quelque
chose, mais j'éprouvais une ivresse plus délicieuse et
plus douce que celle du vin. C'était la cité de mes
aïeux, ma cité, et elle régnait sur toute
l'étendue du monde civilisé, des confins de la Parthie
jusqu'aux limites germaines.
Tandis
que nous nous frayions un chemin dans la foule des rues pour
rejoindre la demeure de Manilia Laelia, la tante de mon père,
Barbus humait l'air avec allégresse.
-
Voilà plus de quarante ans que l'odeur de Rome me manquait.
Une odeur inoubliable, particulièrement prenante dans le
quartier de Subure, à cette heure du soir où les
parfums des ragoûts et des saucisses fumées se mêlent
aux odeurs habituelles des ruelles. C'est un mélange d'ail, de
friture, d'épices, de sueur et aussi d'encens des temples.
Mais sous toutes ces odeurs, il y en a une autre, qui est l'odeur de
Rome, il n'y a pas d'autre nom, je ne l'ai jamais sentie ailleurs.
Pourtant, en quarante ans, le mélange a changé,
apparemment, à moins que mon nez n'ait vieilli. Je dois faire
un effort pour retrouver le parfum inoubliable de mon enfance et de
ma jeunesse.
Nous
étions entrés à pied dans la ville, car nul
véhicule n'est autorisé à y pénétrer
dans la journée, afin de ne pas rendre tout à fait
impraticables des rues déjà presque bloquées par
la foule. Pour mon plaisir, et peut-être aussi pour le sien,
mon père prit une route détournée pour monter au
Palatin : nous traversâmes d'abord le Forum en direction
du Capitole puis, pour contourner la colline du Palatin, nous
empruntâmes la vieille route étrusque qui longe le grand
cirque. Je ne cessais de porter mes regards à droite, à
gauche, en face, partout où mon père me désignait
un temple ou un bâtiment public. Barbus béait
d'étonnement en découvrant sur notre chemin de
nouvelles insulae, immeubles de rapport bâtis pendant
son absence. Mon père transpirait et soufflait bruyamment en
marchant. Je songeai avec compassion que, quoiqu'il n'eût pas
cinquante ans, c'était un vieil homme.
Mais
mon père ne se décida à reprendre haleine qu'à
la hauteur du temple rond de Vesta. Par l'ouverture du toit
s'échappait, en minces spirales, la fumée du feu sacré
de Rome. Mon père me promit de m'autoriser à venir avec
Barbus visiter la grotte où la louve avait allaité
Romulus et Remus et que le divin Auguste avait fait aménager
de façon à ce qu'elle fût offerte à
l'admiration du monde entier. L'arbre sacré des frères
du loup poussait toujours sur le seuil de la grotte.
-
Pour moi, dit mon père, Rome a l'inoubliable senteur des roses
et des onguents, du drap propre et du carrelage récuré.
C'est une odeur qu'on ne trouve nulle part ailleurs, car le sol
lui-même y a sa part. Mais la seule idée de cette odeur
me rend si mélancolique que je puis à peine supporter
de parcourir de nouveau ces rues mémorables. Ne nous arrêtons
point, car je me laisserais gagner par l'émotion au point de
perdre cette impassibilité que j'ai su conserver pendant plus
de quinze années.
Mais
Barbus protesta d'un air pitoyable :
-
L'expérience de toute une vie m'a appris que quelques gorgées
de vin suffisaient à apaiser mon esprit et mon être tout
entier. Le vin m'affine l'ouïe et l'odorat et me permet de
goûter les bruits et les senteurs de Rome. Quant à mon
palais, il ne s'est jamais autant délecté qu'avec ces
petites saucisses épicées qu'on peut acheter ici,
encore toutes grésillantes. Arrêtons-nous au moins
quelques instants pour en goûter une.
Mon
père ne put s'empêcher de rire et comme nous étions
arrivés au marché, nous entrâmes dans une petite
auberge si vieille que le sol était plus bas que le niveau de
la rue. Barbus et moi humâmes l'air.
-
Béni soit Hercule ! s'exclama joyeusement le vétéran.
Il reste donc quelque chose du bon vieux temps ! Je me rappelle
cet endroit, même si dans mes souvenirs il était
beaucoup plus vaste et spacieux. Aspire fort l'air de ces lieux,
Minutus, toi qui es plus jeune. Peut-être pourras-tu sentir le
parfum du poisson et de la boue, des roseaux et du fumier, des corps
en sueur et des boutiques d'encens du cirque.
Il
se rinça la bouche, cracha son offrande sur le sol et
engloutit une saucisse en mâchant bruyamment et en balançant
la tête. Puis il fit claquer ses lèvres et dit :
-
Il y a bien un souvenir vieux et oublié qui me revient. Mais
ma bouche aussi a sans doute vieilli, car j'ai beau manger une
saucisse, un verre de vin en main, je n'éprouve plus comme
autrefois un parfait bonheur des sens.
Il
poussa un soupir à fendre l'âme et des larmes roulèrent
sur ses joues ridées :
-
En vérité, reprit-il, je ne suis plus qu'un fantôme
du passé, en ces jours où l'on s'apprête à
célébrer les fêtes centennales. Je ne connais
plus personne ici, je n'ai plus ni relation ni protecteur. Une
nouvelle génération a remplacé la mienne et elle
ignore tout du passé, c'est pourquoi les saucisses épicées
ont perdu leur saveur et le vin est dilué. J'avais espéré
retrouver quelque vieux compagnon d'arme parmi la garde prétorienne
ou au moins chez les vigiles, mais maintenant je me demande si nous
nous reconnaîtrions. Malheur au vaincu ! Je suis comme
Priam dans les ruines de Troie.
L'aubergiste,
un homme au visage luisant de graisse, s'enquit avec empressement de
la cause du chagrin de Barbus. Il nous assura que l'on pouvait
trouver dans sa maison des palefreniers du cirque, des scribes des
archives de l'Etat, des acteurs, aussi bien que des architectes
chargés de restaurer les monuments de Rome dans la perspective
des jeux séculaires. On pouvait même, sous son toit, se
lier avec quelques jolies petites louves. Mais Barbus, inconsolable,
répliqua d'une voix lugubre qu'il n'avait que faire d'une
louve, car il était certain que même ce plaisir-là
n'aurait pas le goût d'autrefois. Après cette halte,
nous montâmes sur la colline de l'Aventin et mon père
dit avec un soupir que nous n'aurions jamais dû nous arrêter
dans cette auberge, car la saucisse à l'ail lui avait donné
des brûlures d'estomac que même le vin n'aurait pu
adoucir. Il était oppressé et hanté de sombres
pressentiments qui ne firent que croître lorsqu'une bande
d'oiseaux vola à gauche de notre route.
Parmi
les insulae anciennes et nouvelles nous aperçûmes,
au cours de notre marche, des temples d'autrefois qui paraissaient
s'enfoncer dans le sol, entre les énormes immeubles. Sur
l'autre versant de l'Aventin, mon père nous montra enfin la
demeure des Manilianus. Comparé à notre maison
d'Antioche, c'était un bâtiment de petite taille et
d'aspect négligé. Pour augmenter l'espace disponible,
on avait autrefois rajouté un étage à cette
demeure entourée d'un haut mur et d'un jardin à
l'abandon. Quand mon père vit mon expression dédaigneuse,
il m'expliqua d'un ton sans réplique que ce jardin témoignait
de la noble ancienneté de la maison.
Les
porteurs qui s'étaient chargés de nos bagages à
la porte de Capoue étaient arrivés depuis déjà
longtemps et tante Laelia nous attendait. Elle resta sur le seuil
pour laisser à mon père le temps de régler les
hommes, puis descendit le perron et traversa le jardin à
travers les buissons de laurier. Grande femme mince aux pommettes
soigneusement carminées et aux yeux noircis de fard, elle
portait un anneau au doigt et une chaîne de cuivre au cou. Les
mains tremblantes, elle vint à notre rencontre, en poussant
consciencieusement de petits cris de joie.
Comme
mon père, avec sa simplicité habituelle, était
resté en arrière pour payer lui-même les
porteurs, elle se méprit d'abord et, s'arrêtant devant
Barbus, s'inclina légèrement, se couvrit la tête
comme pour la prière et s'exclama :
-
Ah ! Marcus, quel bonheur ! Tu as beaucoup changé
depuis le temps de ta jeunesse. Mais tu as plus de prestance à
présent, et tes traits sont bien plus énergiques.
Mon
père partit d'un grand rire :
-
Ah ! tante Laelia, tu as toujours aussi mauvaise vue. Marcus,
c'est moi. Le brave homme que tu as salué est un ancien
légionnaire de ma clientèle.
Contrariée
par son erreur, tante Laelia s'approcha de mon père, l'examina
d'un œil étincelant de fureur,
et lui tapa sur les épaules et sur le ventre de ses mains
tremblantes.
-
Il n'est pas étonnant, remarqua-t-elle, que je ne te
reconnaisse plus. Ton visage est bouffi, ta bedaine pend, j'ai du mal
à en croire mes yeux, car tu fus un bel homme.
Ces
mots ne blessèrent nullement mon père, bien au
contraire.
-
Je te remercie pour ces paroles, tante Laelia. Tu m'ôtes un
poids des épaules, car mon aspect d'autrefois ne m'a valu que
des ennuis. Si toi, tu ne m'as pas reconnu, alors mes anciennes
relations auront encore plus de mal à me reconnaître.
Mais toi tu n'as pas changé le moins du monde. Tu es toujours
aussi mince et tes traits ont conservé leur noblesse. Les
années sont passées sur toi sans te modifier en rien.
Embrasse donc mon fils Minutus, et sois aussi bonne et prévenante
avec lui que tu le fus avec moi dans les folles années de ma
jeunesse.
Tante
Laelia m'étreignit avec plaisir, m'embrassa sur le front et
les yeux et me tapota la joue.
-
Oh ! mais, se récria-t-elle, tu as déjà du
duvet et tu n'es plus du tout un petit garçon qu'on peut
impunément embrasser.
Tenant
ma tête entre ses mains et scrutant mon visage, elle
poursuivit :
-
Tu ressembles plus à un Grec qu'à un Romain, mais ces
yeux verts et cette superbe chevelure sont assurément peu
ordinaires. Si tu étais une fille, tu pourrais te prévaloir
de ta beauté. En tout cas, avec pareil minois, tu es sûr
de faire un bon mariage. Au fait, ta mère était
grecque, si je me souviens bien.
Ce
ne fut qu'après plusieurs minutes de ce bavardage incohérent
que je compris qu'elle ne savait pas très bien elle-même
ce qu'elle disait, parce qu'elle était plongée dans une
terreur extrême. Sur le seuil de la demeure, nous fûmes
salués par un esclave chauve et édenté à
côté duquel se tenait une femme bancale et borgne. Tous
deux s'agenouillèrent devant mon père pour lui débiter
un compliment de bienvenue qui leur avait été
manifestement appris par ma tante. Visiblement gêné, mon
père se tourna vers cette dernière et lui déclara
que c'était elle l'hôtesse de ces lieux. Aussitôt
entrés, nous fûmes pris d'une quinte de toux car la
pièce était emplie de fumée, tante Laelia ayant
en notre honneur fait allumer un feu sur l'autel domestique. A
travers la fumée, je distinguai à peine les statues de
terre cuite de nos dieux lares et de nos pénates.
En
balbutiant et gesticulant d'énervement, tante Laelia se lança,
entre deux quintes, dans de filandreuses explications : selon
les traditions de la gens des Manilianus, nous aurions vraiment dû
sacrifier un cochon. Mais comme elle n'était pas sûre du
jour de notre arrivée, elle n'avait pas acheté de porc
et ne pouvait nous offrir que des olives, du fromage et de la soupe
de racines. Elle-même ne mangeait plus de viande depuis
longtemps.
Notre
regard parcourut les salles de la maison et nous vîmes les
toiles d'araignée dans les coins, le piètre état
des lits et de quelques autres pauvres pièces de mobilier et
je compris tout à coup que notre noble et très
respectée tante Laelia vivait dans la plus noire misère.
Il ne restait plus de la bibliothèque de Manilius l'astronome
que quelques rouleaux rongés par les rats. La tante dut même
avouer qu'elle avait vendu le buste du grand homme à la
bibliothèque publique sise au pied du Palatin. A la fin, n'y
tenant plus, elle se répandit en larmes amères :
-
Blâme-moi, Marcus, tu en as le droit. Je suis une piètre
maîtresse de maison, car j'ai connu des jours meilleurs dans ma
jeunesse. Je n'aurais même pas réussi à garder
cette demeure dans les biens de la gens si tu ne m'avais envoyé
de l'argent d'Antioche. Je ne sais où s'est englouti cet
argent, mais au moins, il n'a pas été dissipé en
frivolités, en vins et en onguents parfumés. J'espère
toujours que mon destin va bientôt changer, selon ce qui m'a
été prédit. Alors, tu ne devrais pas te
courroucer contre moi ni me demander des comptes détaillés
de l'argent que tu m'as envoyé.
Mais
mon père lui assura qu'il n'était pas venu à
Rome en expert-comptable. Au contraire, il regrettait vivement de ne
pas lui avoir envoyé davantage d'argent pour l'entretien et
les réparations de la maison. Mais à présent
tout allait changer, comme on l'avait prédit à tante
Laelia. Mon père pria Barbus de défaire les ballots et
d'étaler sur le sol les riches tissus orientaux. Il offrit à
la tante une robe et un voile de soie, lui suspendit au cou un
collier de joyaux et l'invita à essayer une paire de
chaussures en cuir rouge. Il lui remit aussi une superbe perruque et
elle pleura encore plus fort.
-
Oh ! Marcus, sanglota-t-elle, tu es donc bien riche ? Tous
ces précieux objets, tu les as honnêtement acquis,
n'est-ce pas ? Je craignais que tu n'eusses sombré dans
les vices de l'Orient comme tant de Romains qui y ont trop longtemps
séjourné. Voilà pourquoi la vue de ton visage
bouffi m'a remplie d'inquiétude. Mais sans doute ma vision
était-elle brouillée par les larmes. A te considérer
plus sereinement, il me semble que je m'habituerai à ta vue et
que peut-être tu ne vas plus me paraître aussi laid qu'au
premier abord.
La
vérité était que la tante croyait dur comme fer
que mon père n'était revenu que pour reprendre la
maison et l'envoyer croupir dans la misère, au fin fond de
quelque campagne. Cette conviction était si profondément
enracinée en elle, qu'elle ne cessait de répéter
qu'elle ne pourrait jamais vivre ailleurs qu'à Rome. Peu à
peu, son courage s'affermit : n'était-elle pas veuve de
sénateur ? Elle nous assura qu'on continuait de la
recevoir dans bon nombre des plus anciennes maisons de Rome, bien que
son époux, Cnaius Laelius, fût mort depuis très
longtemps, à l'époque de l'empereur Tibère.
Je
la priai de me parler du sénateur, mais la tante eut une moue
en écoutant ma requête :
-
Marcus, dit-elle à mon père, comment est-ce possible ?
Comment se fait-il que ton fils parle latin avec un accent syrien
aussi effroyable ? Nous devons corriger cela si nous ne voulons
pas qu'il se couvre de ridicule.
Mon
père répliqua avec son impassibilité habituelle
que lui-même avait si longtemps parlé le grec et
l'araméen que sa prononciation devait aussi paraître
étrange.
-
Peut-être bien, rétorqua la tante sur un ton caustique,
toi, tu es vieux et tout le monde pensera que tu as pris cet accent
étranger dans une garnison ou quelque autre poste lointain.
Mais il faut que tu embauches un bon tuteur ou un acteur pour
améliorer la diction de Minutus. Il devra fréquenter
les théâtres et les lectures publiques. Claude est
particulièrement soucieux de pureté du langage, même
s'il laisse ses affranchis s'entretenir en grec des affaires de
l'Etat, et même si sa femme se conduit d'une manière que
la pudeur m'interdit de préciser.
Puis
elle se tourna vers moi :
-
Mon pauvre époux, le sénateur Cnaius, n'était
pas plus stupide ni plus simple que Claude. Oui, Claude, à une
certaine époque, est même allé jusqu'à
fiancer son fils encore mineur à la fille de Séjan, et
lui-même a épousé la sœur
adoptive de celui-ci. Le garçon était aussi
étourdi que son père et plus tard, il se tua en
heurtant un poirier. Je veux dire que mon défunt époux
lui aussi a recherché les faveurs du préfet Séjan
et a cru servir l'Etat en agissant ainsi. Et toi, Marcus, ne t'es-tu
pas en quelque façon mêlé aux intrigues de
Séjan ? Tu as disparu si brusquement de Rome, peu avant
que la conspiration ne soit révélée !
Pendant des années, plus personne n'a entendu parler de toi.
En fait, c'est parce qu'on ne savait plus rien de toi que le cher
empereur Caius a retiré ton nom de la liste des chevaliers.
« Moi non plus, je ne sais rien de lui » a dit
Caius en riant et il a barré ton nom. C'est tout ce que je
sais là-dessus. Mais peut-être s'est-on refusé à
m'en dire davantage, par égard pour moi.
D'un
ton sec, mon père répondit que, dès le
lendemain, il se rendrait aux archives de l'Etat pour demander la
raison de cette radiation. Cette réponse ne parut guère
réjouir tante Laelia.
-
Ne serait-il pas plus prudent, objecta-t-elle, de renoncer à
déterrer une affaire oubliée ? Quoiqu'il ait
réparé beaucoup d'erreurs politiques de Caligula,
Claude se montre parfois irritable et capricieux, surtout quand il a
bu.
« Mais
enfin, concéda-t-elle, je comprends que, pour le bien de
Minutus, il nous faut faire tout notre possible pour restaurer
l'honneur de la famille. Le moyen le plus rapide d'y parvenir, serait
de donner la toge virile à ton fils en s'arrangeant pour qu'il
se trouve le plus vite possible sous les yeux de Valeria Messaline.
La jeune impératrice apprécie les jeunes gens qui
viennent à peine de recevoir la toge virile, et elle aime à
les inviter dans sa chambre pour les questionner en tête à
tête sur leurs ancêtres et sur leurs espoirs. Si je
n'étais pas si fière, je demanderais audience à
cette putain pour qu'elle s'occupe de l'avenir de Minutus. Mais j'ai
bien peur qu'elle ne refuse de me recevoir. Elle ne sait que trop
bien que j'ai été la meilleure amie de l'empereur Caius
dans sa jeunesse. En fait, j'ai été parmi les quelques
Romaines qui ont aidé Agrippine et la jeune Julia à
leur retour d'exil à donner aux restes de leur pauvre frère
une sépulture correcte. Le pauvre Caius a été
assassiné de si brutale manière ! Et ensuite, les
Juifs ont financé la prise du pouvoir par Claude. Agrippine a
mis la main sur un riche parti, mais Julia a été de
nouveau bannie de Rome : Messaline trouvait que la jeune fille
tournait beaucoup trop autour de son oncle Claude. Ces deux ardentes
jeunes filles sont à l'origine de beaucoup d'exils. Je me
souviens d'un certain Tigellinus, qui, pour être dépourvu
d'éducation, comptait assurément parmi les plus beaux
jeunes gens de Rome. Son bannissement ne l'a guère ému,
car il s'est lancé aussitôt dans une affaire de pêcherie
et on dit maintenant qu'il élève des chevaux de course.
Puis il y a eu un philosophe espagnol, Sénèque, qui
avait déjà publié plusieurs livres et qui, en
dépit de sa consomption, avait certaines relations avec Julia.
On l'a relégué en Corse pendant plusieurs années.
Messaline estimait qu'il n'était pas convenable qu'une nièce
de Claude ne fût pas chaste, même si sa liaison demeurait
secrète. Peu importe, puisque aujourd'hui seule Agrippine vit
encore.
Mon
père profita de ce qu'elle reprenait haleine pour dire avec
précaution qu'il vaudrait mieux pour l'instant que tante
Laelia ne se mêlât pas de m'aider. Mon père
désirait régler la question par lui-même, sans
intervention féminine. D'une voix amère, il ajouta
qu'il avait eu son content d'interventions féminines. Les
femmes ne l'avaient que trop tracassé, depuis les jours
lointains de sa jeunesse.
Tante
Laelia ouvrit la bouche pour répliquer, mais son regard se
posa sur moi et elle garda le silence. Enfin nous pûmes
commencer notre frugal repas d'olives, de fromage et de soupe de
racines. Mon père eut soin de nous faire laisser quelques
bribes de ces mets y compris du maigre bout de fromage, car ces
reliefs seraient le seul repas des vieux esclaves de la maison. Je ne
le compris pas tout de suite, car à Antioche, j'avais toujours
reçu les meilleurs morceaux, et il restait toujours de quoi
nourrir très largement le reste de la maisonnée et les
pauvres qui assaillaient mon père chaque jour.
Le
lendemain, mon père chargea un architecte de réparer la
demeure familiale et engagea un couple de jardiniers pour nettoyer et
refaire le jardin. Un sycomore y avait été planté
par un Manilianus qui devait plus tard mourir en pleine rue sous les
coups des hommes de Marius. Un couple d'arbres chenus poussait aussi
tout près de la maison, et mon père vérifia avec
beaucoup de soin qu'ils n'avaient pas subi de dommage. Il veilla
aussi à ce que le petit bâtiment écrasé
demeurât aussi inchangé que possible.
-
Tu verras une grande débauche de marbres et d'ornements
luxueux à travers Rome, m'expliqua-t-il, mais quand tu auras
grandi, tu comprendras que ce que je suis en train de m'offrir est le
plus haut degré du luxe. Même le plus riche parvenu ne
peut avoir près de sa maison des arbres aussi vénérables.
Et la décoration extérieure, à l'ancienne mode,
de cette demeure, vaut plus que toutes les colonnes du monde.
Le
visage de mon père s'assombrit, car ses pensées se
tournaient à présent vers le passé.
-
Autrefois, à Damas, j'avais l'intention de me construire une
maison simple au milieu des arbres, pour y vivre en paix avec ta
mère, Myrina. Mais après sa mort, j'ai sombré
dans un tel désespoir que pendant plusieurs années,
plus rien pour moi n'a eu d'importance. Je me serais peut-être
tué si mes obligations envers toi ne m'avaient contraint à
vivre. Et puis, il y avait aussi cette promesse que me fit un jour un
pêcheur sur une rive de Galilée, promesse que je suis
toujours curieux de voir réalisée, quoique ce souvenir
ait pris pour moi la couleur d'un rêve.
Mon
père ne m'en dit pas davantage sur ce sujet et revint à
celui des arbres, pour répéter qu'il lui fallait bien
se contenter de ces vénérables végétaux
puisque son destin ne lui avait pas permis d'en planter lui-même
et de les regarder pousser.
Tandis
que l'architecte et les maçons s'affairaient autour de la
maison et que mon père courait les bureaux pour arranger ses
affaires, Barbus et moi parcourions inlassablement Rome, pour admirer
les vieilles pierres et regarder vivre les gens. Claude avait fait
restaurer les temples et les monuments commémoratifs anciens.
Prêtres et lettrés rassemblaient mythes et légendes
qui leur étaient associés et les adaptaient aux besoins
du moment. Les palais impériaux du Palatin, le temple du
Capitole, les bains et les théâtres de Rome en eux-mêmes
ne m'impressionnaient guère. En fait, avec ses étroites
ruelles et ses rampes abruptes, Rome paraissait une ville étriquée
quand on était accoutumé aux larges allées
d'Antioche.
Cependant,
un bâtiment au moins, par ses formes et ses dimensions, me
transportait d'admiration. C'était le titanesque mausolée
du divin Auguste. Il était circulaire, comme tous les temples
les plus sacrés de Rome, en souvenir des premiers Romains qui
vivaient dans des huttes rondes. La grandiose simplicité du
mausolée me parut digne d'un dieu qui avait été
aussi le plus grand autocrate de tous les temps.
Je
ne me lassais pas de relire l'inscription qui rappelait les hauts
faits d'Auguste. Barbus montrait moins d'enthousiasme. Il déclara
que son temps de service dans la légion lui avait appris à
considérer ces inscriptions avec scepticisme, car ce qui ne
s'y trouvait pas consigné était généralement
plus important que ce qui l'était. L'art de l'omission
permettait de transformer une défaite en victoire et des
erreurs politiques en une sage conduite des affaires. Il m'assura
qu'entre les lignes du mémorial d'Auguste, il pouvait lire
l'anéantissement de légions entières, la
destruction de centaines de vaisseaux de guerre et les
incommensurables pertes en vies humaines de la guerre civile.
Certes,
quand Barbus naquit, Auguste avait déjà rétabli
la paix et l'ordre dans l'Etat et avait affermi son pouvoir sur Rome.
Mais le père du futur légionnaire lui parlait moins
d'Auguste, qui était considéré comme un
médiocre, que de Marc Antoine, qui parfois montait sur le
rostre pour haranguer la foule du Forum, dans un tel état
d'ébriété que, enflammé par ses propres
paroles, il vomissait de temps en temps dans un seau placé à
côté de lui. A cette époque, on s'adressait
encore directement au peuple. Pendant son trop long règne,
Auguste avait gagné le respect du sénat et de la plèbe
mais, à en croire le père de Barbus, la vie à
Rome avait perdu beaucoup de sa saveur. Auguste n'avait jamais
vraiment séduit personne, alors que le bouillant Antoine était
aimé pour ses fautes mêmes et pour sa brillante
étourderie.
Mais
ces histoires que me contait Barbus et que mon père n'aurait
guère jugées convenables, m'étaient déjà
familières. Avec la merveilleuse simplicité de ses
richesses, le mausolée d'Auguste me ravissait et presque
chaque jour nous traversions la ville pour le retrouver. On peut se
douter aussi que le Champ de Mars, et surtout les exercices qui s'y
déroulaient, ne me laissaient pas indifférent. C'était
là, en effet, que les fils de sénateurs et de
chevaliers s'entraînaient fiévreusement dans l'art
équestre, en vue des jeux séculaires. Je suivais d'un
regard envieux leurs évolutions, quand ils se séparaient
et se regroupaient et se séparaient de nouveau, au signal d'un
cor. Tout cela n'avait guère de secret pour moi et j'étais
sûr de savoir maîtriser un cheval aussi bien, sinon mieux
qu'eux.
Au
nombre des spectateurs de ces exercices figuraient toujours quelques
mères anxieuses, car les jeunes nobles avaient entre sept et
quinze ans. Naturellement, les garçons feignaient de ne pas
reconnaître leurs génitrices et quand l'un des plus
jeunes était désarçonné et qu'une mère
se précipitait, manteau au vent et tremblante de terreur, pour
sauver sa progéniture des sabots des coursiers, les autres
cavaliers grognaient de fureur. On avait naturellement attribué
aux cadets les chevaux les plus calmes. Ces montures, qui
s'immobilisaient promptement pour protéger celui qui était
tombé, étaient loin d'être des farouches chevaux
de guerre. A Antioche, nos bêtes étaient beaucoup plus
sauvages que celles de ces Romains.
On
me montra un jour, dans la foule des spectateurs, Valeria Messaline
et sa suite brillante. Je l'examinai avec curiosité. Certes,
je ne m'étais pas approché, mais de loin elle ne
paraissait pas aussi belle qu'on le disait. Son fils de sept ans, que
Claude avait nommé Britannicus en souvenir d'une victoire sur
les Bretons, était un pâle gringalet visiblement
terrorisé par sa monture. La noblesse de ses origines le
désignait pour chevaucher en tête des cavaliers et
conduire leurs manœuvres, mais
c'était impossible : dès qu'il était en
selle, son visage se gonflait de larmes et ses yeux ruisselaient.
Après chaque séance, son visage se couvrait d'une
éruption rouge et il avait beaucoup de peine à voir à
travers ses paupières bouffies.
Arguant
du jeune âge de Britannicus, Claude avait nommé Lucius
Domitius, fils de sa nièce Domitia Agrippine, chef de cette
cavalerie puérile. Lucius n'avait pas encore dix ans, mais il
était bien différent du timide Britannicus. C'était
un solide gaillard, hardi cavalier. Après l'exercice, il
restait souvent seul en piste pour exécuter quelque folle
prouesse aux applaudissements de la foule. Comme il avait hérité
la chevelure rousse de la gens domitienne, il retirait volontiers son
casque pendant la séance pour montrer au peuple ce signe
d'appartenance à une vénérable gens réputée
pour son courage. Mais on l'estimait davantage d'être le neveu
de l'empereur que d'appartenir à la lignée des
Domitius. Neveu de Claude, il avait en effet dans les veines, à
la fois le sang de Julia, la sœur de Jules César et
celui de Marc Antoine. Sa vue suscitait même l'enthousiasme de
Barbus qui lui lançait de sa voix éraillée des
plaisanteries indécentes et amicales qui faisaient hurler de
rire l'assistance.
A
ce qu'on disait, sa mère, Agrippine, n'osait assister aux
exercices équestres. Elle craignait de susciter l'envie de
Valeria Messaline. Instruite par le sort de sa sœur, elle
évitait le plus possible de paraître en public. Mais
Lucius Domitius n'avait nul besoin de la protection de sa mère.
Il avait gagné le cœur de la
foule par sa seule témérité gracieuse et
juvénile. Il maîtrisait parfaitement son corps, chacun
de ses gestes était harmonieux et il posait un regard fier sur
le monde. Parmi ses compagnons, ses aînés même ne
paraissaient pas l'envier et se soumettaient volontiers à son
commandement.
Penché
par-dessus la barrière de bois polie par l'usage, je suivais
d'un regard mélancolique les évolutions des cavaliers.
Mais mon existence oisive prit fin. Mon père avait déniché
un lugubre professeur de rhétorique qui corrigeait d'une voix
sarcastique chaque mot que je prononçais, et apparemment
tenait par-dessus tout à me faire lire à haute voix de
mornes ouvrages traitant de la maîtrise de soi, de l'humilité
et du comportement viril. Mon père était décidément
doué pour me trouver des précepteurs exaspérants.
Pendant
qu'on réparait la maison, Barbus et moi dormions dans une
chambre à l'étage. La pièce était
imprégnée de l'odeur de l'encens et les murs s'ornaient
de symboles magiques auxquels je n'accordai d'abord guère
d'attention, car je m'étais persuadé qu'ils dataient de
l'époque de l'astronome. Mais leur présence troublait
mes nuits. Quand Barbus n'avait pas été contraint de me
secouer pour me tirer d'un rêve gémissant, c'étaient
mes propres cris qui m'arrachaient au sommeil. Bientôt mon
précepteur se lassa à son tour du fracas des marteaux
et poursuivit ses cours dans les salles de lecture des thermes.
La
vue de ses membres grêles et de son gros estomac m'emplit d'un
dégoût qui ne fit que s'accentuer lorsqu'il se laissa
aller, entre deux sarcasmes, à me tapoter le bras en me
parlant d'Antioche où, suggérait-il, j'avais
certainement goûté à l'amour grec. Il manifesta
le désir qu'en attendant la fin des travaux dans la demeure
des Manilianus, nous allions dans sa chambre, une soupente où
l'on accédait par une échelle, dans une sordide masure
de Subure. Là, il pourrait me dispenser son enseignement sans
être dérangé et me familiariser avec une vie de
sagesse.
Barbus,
qui devinait les intentions du professeur, lui donna un solennel
avertissement. Quand il apparut que celui-ci n'en avait pas tenu
compte, le vétéran le rossa de si belle façon
que, terrorisé, le précepteur n'osa reparaître
devant mon père pour réclamer ses émoluments.
Comme ni Barbus ni moi nous n'osions révéler à
mon géniteur les véritables raisons de cette soudaine
disparition, ce dernier fut convaincu que ma stupidité avait
lassé un éminent lettré. Nous eûmes une
conversation animée au cours de laquelle je lui lançai :
-
Offre-moi donc un cheval plutôt qu'un précepteur !
Je pourrai ainsi faire la connaissance des jeunes Romains de mon âge
et apprendre leurs us et coutumes.
-
C'est un cheval qui a fait ta perte à Antioche, objecta mon
père. Claude a rendu récemment un édit fort
sensé qui autorise les sénateurs et les chevaliers
vieux ou impotents à conduire leurs chevaux par la bride sans
les monter. Il convient que toi aussi tu ne te soumettes que pour la
forme aux obligations militaires.
-
S'il en est ainsi, répliquai-je, donne-moi au moins assez
d'argent pour que je puisse me mêler aux acteurs, aux musiciens
et aux gens du cirque. En pareille société je ne
pourrai manquer de me lier à ces garçons efféminés
qui échappent au service de la nation.
Mais
cette idée non plus ne souriait guère à mon
père.
-
Tante Laelia m'avait déjà averti qu'il n'était
pas bon qu'un jeune homme comme toi demeurât trop longtemps
sans amis de son âge. En vaquant à mes affaires, j'ai
rencontré un armateur et commerçant en grains. A la
suite de la récente disette, Claude a décidé de
faire construire un nouveau port et d'indemniser les propriétaires
de transports de grains qui sombreront en mer. Sur le conseil de
Marcus le pêcheur, j'ai acheté des parts dans ces
bateaux, car plus personne ne veut courir un tel risque et certains
se sont déjà bâti des fortunes en se contentant
de rééquiper de vieux navires. Mais les manières
de ces nouveaux riches sont telles que je ne tiens pas à ce
que tu les fréquentes.
J'avais
l'impression qu'il ne savait pas ce qu'il voulait.
-
Tu es donc venu à Rome pour t'enrichir ? lui demandai-je.
La
question ne fut pas du goût de mon père.
-
Tu sais parfaitement, rétorqua-t-il, virulent, que je ne
désire rien tant que vivre une vie de simplicité, de
silence et de paix. Mais mes affranchis m'ont fait remarquer que ce
serait un crime contre l'Etat et le bien commun que d'épargner
des pièces d'or et de les conserver dans des sacs, au fond
d'un coffre. Et puis, je veux augmenter mes propriétés
terriennes à Caere, le pays de ma vraie famille. Tu ne dois
jamais oublier que nous ne sommes des Manilianus que par adoption.
Il
me considéra avec un regard troublé :
-
Tout comme moi, tu as un pli au coin des yeux : la marque de
notre véritable origine... Mais pour en revenir à notre
gens d'adoption et à ses titres, sache que j'ai trouvé
dans les archives de l'Etat les listes de chevalerie de l'époque
de Caius Caligula et que j'ai constaté de mes propres yeux que
mon nom n'était nullement biffé. Tout au plus une ligne
tremblotante le barre-t-elle... la maladie faisait trembler la main
de Caius.
« En
tout cas, il n'y a aucun jugement signifié à mon
encontre. Je ne saurais dire si c'était ou non en raison de
mon absence. Il y a dix ans, le procurateur Ponce Pilate est lui
aussi tombé en disgrâce et a été exilé.
Mais Claude possède un rapport secret qui pourrait contenir
certains éléments de nature à me nuire. J'ai
rencontré Félix, un affranchi de l'empereur qui
s'occupe des affaires de Judée. Il m'a promis d'en toucher un
mot à Narcisse, le secrétaire privé de Claude,
dès que l'occasion s'en présentera. J'aurais préféré
faire moi-même la connaissance de ce personnage influent, mais
on dit qu'il a tant de poids dans l'Etat que, pour une simple
entrevue, il en coûte déjà mille sesterces. Pour
préserver mon honneur, et non point évidemment par
ladrerie, je préfère ne pas le corrompre directement.
Mon
père poursuivit en m'expliquant qu'il avait prêté
une oreille attentive à tout ce qui se disait sur l'empereur
Claude, en bien comme en mal. En dernier ressort, notre réinscription
sur les listes de la chevalerie dépendait de l'empereur
lui-même. Avec l'âge, Claude devenait capricieux et si la
fantaisie lui en prenait, ou si le moindre présage se
présentait, il revenait sur les décisions les plus
fermes. Il arrivait aussi qu'il s'endormît pendant une séance
du Sénat ou l'audience d'un tribunal et qu'au réveil il
eût oublié l'objet du débat. Pendant cette
période d'attente, mon père en avait profité
pour lire tous les ouvrages de l'empereur, et jusqu'à son
manuel de jeu de dés.
-
Claude est un des rares Romains à savoir encore parler la
langue des Etrusques et déchiffrer leur écriture. Si tu
veux me faire plaisir, va à la bibliothèque publique du
Palatin lire le livre qu'il a écrit sur l'histoire des
Etrusques. Il comprend plusieurs rouleaux, mais il n'est pas trop
ennuyeux. L'ouvrage explique aussi les paroles de nombreux sacrifices
rituels, paroles que les prêtres doivent désormais
apprendre par cœur. Puis nous irons à
Caere inspecter notre domaine, car je ne l'ai pas encore visité
en personne. Tu sauras chevaucher jusque-là.
Les
déclarations de mon père m'attristèrent encore
davantage. La seule envie qu'elles éveillèrent en moi
fut de me mordre les lèvres et d'éclater en sanglots.
Quand son maître fut parti, Barbus me jeta un regard rusé.
-
Étrange comme tant d'hommes d'âge mûr oublient ce
que c'est d'être jeune, dit-il. Moi, pourtant, je me souviens
très bien que lorsque j'avais ton âge, je pleurais sans
raison et j'avais des cauchemars. Je sais parfaitement comment tu
pourrais retrouver la paix de l'esprit et un bon sommeil mais à
cause de ton père, je n'oserais arranger quoi que ce soit pour
toi.
A
son tour, tante Laelia se mit à me jeter des regards troublés.
Elle me demanda de venir dans sa chambre où, après
s'être assurée que nulle oreille indiscrète ne
pouvait nous entendre, elle me parla ainsi :
-
Si tu me jures ne pas en parler à ton père, je vais te
révéler un secret.
Par
déférence, je contins le rire qui montait en moi à
la seule idée que tante Laelia détînt un secret,
et je promis. Mais j'avais tort de me moquer.
-
Dans la chambre où tu dors, dit-elle, j'ai souvent hébergé
un magicien juif du nom de Simon. Lui-même se présente
comme un Samaritain, mais ces gens-là sont aussi des Juifs,
n'est-ce pas ? Ce sont sans doute les fumées de son
encens et ses symboles magiques qui ont troublé ton sommeil.
Voilà quelques années qu'il a débarqué à
Rome et qu'il s'est bâti une réputation de médecin,
de devin et de faiseur de miracles. Le sénateur Marcellus l'a
invité à vivre dans sa demeure et lui a même
élevé une statue, car il croit que Simon possède
des pouvoirs divins. Ces pouvoirs ont été vérifiés.
Il a plongé un jeune esclave dans le dernier sommeil, et puis
l'a arraché à la mort quoique le garçon fût
déjà froid et ne montrât plus le moindre signe de
vie. Je l'ai vu de mes propres yeux.
-
Je le crois volontiers. Mais j'ai eu mon content de Juifs à
Antioche.
-
Sans conteste, se hâta d'approuver ma tante. Mais laisse-moi
continuer. Simon le magicien a suscité l'envie de ses
congénères, ceux qui vivent sur l'autre berge du fleuve
et ceux qui demeurent ici sur l'Aventin. Il pouvait se rendre
invisible et voler. Alors les Juifs ont invité un autre
magicien, nommé lui aussi Simon, à se confronter avec
lui. Les deux hommes devaient faire la démonstration de leurs
pouvoirs. Simon, je veux dire le mien, a demandé aux
spectateurs d'observer attentivement un petit nuage et puis il a
disparu. Quand il est réapparu, il volait près du petit
nuage au-dessus du Forum; mais les autres Juifs ont invoqué
son idole, Christ, et Simon s'est abattu à terre et s'est
cassé une jambe. Sa fureur était grande. On l'a emmené
à la campagne, où il s'est caché jusqu'au départ
de Rome de l'autre Simon. Alors, sa jambe guérie, lui et sa
fille sont revenus et je l'ai installé ici puisqu'il n'avait
pas de meilleur hôte. Il est resté sous mon toit aussi
longtemps que j'ai eu les moyens, puis il a pris ses quartiers dans
une maison proche du temple de la Lune, où il reçoit
aujourd'hui sa clientèle. Il ne vole plus et ne tire plus
personne de la mort, mais sa fille gagne sa vie comme prêtresse
de la Lune. Beaucoup de gens du meilleur monde viennent le consulter
et Simon leur vend sa marchandise impalpable.
-
Pourquoi me raconter tout cela ? demandai-je, soupçonneux.
Tante
Laelia se tordit les mains.
-
Tout est si triste depuis que le magicien est parti. Mais comme je
n'ai plus d'argent, il ne voudra plus me recevoir. De toute façon,
à cause de ton père, je n'oserais plus aller chez lui.
Mais je suis sûre qu'il te guérirait de tes mauvais
rêves et apaiserait tes terreurs. En tout cas, avec l'aide de
sa fille, il saurait te prédire l'avenir, te conseiller sur ce
que tu dois manger, t'indiquer ce qui t'est favorable, tes jours
fastes et néfastes. Moi, par exemple, il m'a interdit les pois
et depuis ce jour, je ne puis seulement en voir sans en être
malade, à moins qu'il ne s'agisse de pois séchés.
Mon
père m'avait offert quelques pièces d'or pour me
consoler et m'inciter à lire l'histoire des Etrusques. Je
considérais la tante Laelia comme une vieille dame un peu
folle qui consacrait son temps à des superstitions et à
des pratiques magiques parce qu'elle n'avait pas eu beaucoup de
plaisir dans sa vie. Mais je ne désirais pas lui marchander
son passe-temps. Rendre visite au magicien samaritain et à sa
fille semblait une activité beaucoup moins ennuyeuse que de
s'enfermer dans une bibliothèque poussiéreuse avec des
vieillards qui farfouillaient interminablement dans les rouleaux de
parchemins desséchés. En outre, le moment pour moi
était venu de me présenter au temple de la Lune, en
accord avec la promesse faite au temple de Daphné.
A
la grande joie de ma tante, je déclarai que je
l'accompagnerais chez le magicien. Elle se vêtit de soie,
peinturlura et bichonna son visage ridé, orna son chef de la
perruque rouge que mon père lui avait donnée et
suspendit à son cou décharné le collier de
joyaux. Barbus la supplia, au nom de tous les dieux, de se couvrir au
moins la tête afin qu'on ne la prît pas pour quelque
pensionnaire de bordel. Sans se fâcher de ce conseil, la tante
agita son index à l'intention de Barbus et lui interdit de
nous accompagner. Mais Barbus avait solennellement juré de ne
jamais me perdre de vue dans les rues de Rome. Il finit par accepter
de nous attendre sur le seuil du temple.
Le
temple de la Lune sur l'Aventin est si ancien qu'il n'existe aucune
légende sur ses origines, comme c'est le cas pour le temple de
Diane, plus récent. Bâti avec du bois magnifique sur un
plan rond par le roi Servius Tullius, il a par la suite été
entouré d'un second bâtiment en pierre. La partie
intérieure du temple est si sainte qu'on n'a pas osé la
toucher et que le sol est demeuré en terre battue. Hormis les
offrandes votives, le seul objet sacré est un énorme
œuf de pierre dont la surface usée et noircie est
polie par les huiles et les onguents. Quand on se glisse dans la
pénombre de ces lieux vénérables, on éprouve
ce frisson divin que seuls les plus anciens temples communiquent à
leurs visiteurs. Ce frisson, je l'avais déjà ressenti
en pénétrant dans le temple de Saturne, le plus vieux,
le plus terrifiant et le plus saint de tous les temples de Rome.
C'est le temple du Temps dans l'enceinte duquel, un jour par an, le
plus haut prêtre - c'est-à-dire d'ordinaire, l'empereur
lui-même - enfonce un clou de cuivre dans le pilier de chêne
qui se trouve en son centre.
Au
temple de la Lune, point de pilier sacré. A côté
de l'œuf de pierre, sur un trépied,
une femme d'une pâleur mortelle était assise, dans une
immobilité si complète que, au sein de la pénombre,
je la pris d'abord pour une statue. D'une voix qui miaulait
d'humilité, tante Laelia s'adressa à elle en l'appelant
Helena et lui acheta des huiles saintes pour oindre
l'œuf. En versant l'huile goutte après goutte,
elle marmonna une formule magique que seules les femmes ont le droit
de connaître. Il est inhabituel que les hommes fassent des
offrandes à cet œuf. Tandis
que ma tante présentait les siennes, j'examinai les autres
offrandes et constatai avec plaisir que plusieurs petites boîtes
d'argent rondes figuraient parmi elles. J'étais honteux à
l'idée de ce que j'avais promis d'offrir à la déesse
de la Lune, et je préférais l'apporter, quand le moment
serait venu, dans une boîte fermée.
Alors
la femme au teint blafard se tourna vers moi, me scruta de ses
effrayants yeux noirs, sourit et dit :
-
N'aie pas honte de tes pensées, oh ! toi, beau jeune
homme. La déesse de la Lune est plus puissante que tu ne
crois. Si tu gagnes ses faveurs, alors tu posséderas un
pouvoir incomparablement plus grand que la force brute de Mars ou
l'aride sagesse de Minerve.
Elle
parlait latin avec un accent qui donnait l'impression que ses lèvres
étaient accoutumées aux mots d'une langue ancienne et
oubliée. A mes yeux son visage s'agrandit, comme éclairé
d'une secrète lumière lunaire et, quand elle sourit, je
vis qu'en dépit de son teint livide, elle était belle.
Tante Laelia lui parla encore plus humblement et la pensée
soudain me frappa qu'elle ressemblait à une chatte famélique
qui se frottait et se tortillait insidieusement contre
l'œuf de pierre.
-
Non, non, pas une chatte, dit la prêtresse toujours souriante.
Une lionne. Tu ne vois donc pas ? Qu'as-tu de commun avec les
lions, mon enfant ?
Ces
paroles me remplirent de frayeur et pendant un très bref
instant, je vis une lionne efflanquée et inquiète là
où se trouvait tante Laelia. L'animal posa sur moi le même
regard de reproche que le lion de la campagne d'Antioche lorsque je
lui avais blessé une patte avec mon javelot. Mais la vision
s'évanouit quand je me frottai le front.
-
Ton père est-il chez lui ? demanda la tante à
Helena. Crois-tu qu'il nous recevrait ?
-
Simon, mon père, a jeûné et voyagé dans de
nombreux pays où il est apparu à ceux qui croient en
ses pouvoirs divins. Mais, en cet instant, je sais qu'il est réveillé
et qu'il vous attend.
Nous
ayant entraînés à l'arrière du temple, la
prêtresse nous fit franchir quelques marches et nous conduisit
à un petit bâtiment dont le rez-de-chaussée était
occupé par une boutique d'objets sacrés de tous les
prix : étoiles et lunes de cuivre, petits
œufs de pierre. Là, la prêtresse Helena
paraissait fort ordinaire, avec son visage au teint brouillé,
son manteau blanc souillé et son odeur d'encens et de
renfermé. Elle n'était plus jeune.
Dans
l'arrière-boutique sombre où elle nous entraîna,
un homme à barbe noire et à gros nez était assis
sur une natte à même le sol. Il leva les yeux sur nous
comme s'il se trouvait encore dans un autre monde, puis se releva,
très droit, pour saluer tante Laelia.
-
Je m'entretenais avec un magicien éthiopien, dit-il d'une voix
étonnamment profonde. Mais j'ai senti en moi que vous veniez.
Pourquoi me déranger, Laelia Manilia ? A voir ta tunique
de soie et tes bijoux, je devine que tu as déjà reçu
tous les bienfaits que je t'avais prédits. Que veux-tu de
plus ?
La
tante expliqua sur le mode plaisant que je dormais dans la pièce
que Simon le magicien avait habitée si longtemps. Des
cauchemars hantaient mes nuits, me faisaient grincer des dents et
crier dans mon sommeil. Elle voulait en connaître la raison et
savoir s'il existait un remède.
-
En outre, cher Simon, j'avais quelques dettes envers toi quand, dans
ta rancœur, tu as quitté ma demeure. Daigne accepter ces
trois pièces d'or.
Simon
ne prit pas lui-même l'argent. Il adressa un signe de tête
à sa fille - pour autant qu'Helena fût vraiment sa fille
- et celle-ci reçut les pièces avec indifférence.
Son attitude me déplut : trois aureii romains ne
représentent-ils pas trois cents sesterces ou soixante-quinze
pièces d'argent ?
Le
magicien se rassit sur la natte en m'invitant à prendre place
face à lui. La prêtresse jeta trois pincées
d'encens dans un vase. Simon me contempla sans mot dire.
-
On m'a raconté que tu as fait une chute un jour où tu
volais, dis-je poliment, pour rompre le silence.
-
Je suis tombé sur l'autre rive de la mer de Samarie, dit-il
d'une voix monocorde.
Mais
tante Laelia s'agita, impatiente.
-
Oh ! Simon, pourquoi ne nous commandes-tu pas, comme avant ?
supplia-t-elle.
Le
Juif leva l'index. La tante se raidit et fixa le doigt. Sans même
lui jeter un coup d'œil, le magicien
dit :
-
Tu ne peux plus tourner la tête, Laelia Manilia. Et ne nous
dérange plus. Va te baigner dans la fontaine. Quand tu
entreras dans l'eau, tu seras satisfaite et rajeuniras.
Elle
resta clouée sur place. Le regard stupidement fixe, elle
faisait les gestes d'une femme qui se déshabille, Simon ramena
son regard sur moi et reprit :
-
Je possède une tour de pierre. La Lune et les cinq planètes
me servent. Mon pouvoir est divin. La déesse de la Lune a pris
forme humaine sous l'apparence d'Helena et s'est voulue ma fille.
Avec son aide je pouvais voir dans l'avenir comme dans le passé.
Mais ensuite sont venus de Galilée des magiciens aux pouvoirs
plus grands que les miens. Il leur suffisait de poser les mains sur
la tête d'un homme pour qu'il commence à parler et que
l'esprit entre en lui. J'étais encore jeune alors. Je désirais
étudier toutes les sortes de pouvoir. Aussi les priai-je de
m'imposer les mains à moi aussi, en leur proposant une forte
somme pour qu'ils fassent parler leur pouvoir en moi et que je puisse
accomplir les mêmes miracles qu'eux. Mais, avares de leur
pouvoir, ils me répondirent par des injures et m'interdirent
d'user du nom de leur dieu dans mes activités. Regarde-moi
dans les yeux, mon enfant. Quel est ton nom ?
-
Minutus, dis-je à contre-cœur,
car sa voix monotone, plus encore que son récit, me donnait le
vertige. Tu as donc besoin de me le demander pour le savoir, toi, un
si grand magicien ? ajoutai-je, sarcastique.
-
Minutus, Minutus, répéta-t-il. En moi le pouvoir me dit
que tu recevras un autre nom avant que la lune croisse pour la
troisième fois. Mais je n'ai pas obéi à
l'injonction des magiciens galiléens. Au contraire, j'ai
soigné les malades en invoquant leur dieu, jusqu'au moment où
ils m'ont banni de Jérusalem à cause d'un petit Éros
d'or qu'une femme riche m'avait donné de son plein gré.
Regarde-moi dans les yeux, Minutus. Mais ils l'ont ensorcelée
au point qu'elle a oublié me l'avoir offert. Elle a prétendu
que je m'étais fait invisible pour le lui voler. Tu sais que
je peux me rendre invisible, n'est-ce pas ? Je compte jusqu'à
trois, Minutus. Un, deux, trois... Maintenant, tu ne me vois plus.
Et
en vérité, il disparut à ma vue. Je ne fixai
plus qu'une boule luisante qui était peut-être une lune.
Mais je secouai violemment la tête, fermai et ouvris les yeux.
Il était là, en face de moi.
-
Je te vois, Simon le magicien, dis-je avec un ricanement incrédule.
Et je ne veux pas te regarder dans les yeux.
Il
émit un petit rire amical et avec un geste de renoncement,
répondit :
-
Tu es un garçon obstiné et je ne veux pas te
contraindre, il n'en résulterait rien de bon. Mais regarde
Laelia Manilia.
Je
me tournai vers ma tante. Les paumes levées, elle se penchait
en arrière, le visage extatique. Les rides aux coins de sa
bouche et de ses yeux s'étaient effacées et son corps
avait repris la fermeté de la jeunesse.
-
Où es-tu en cet instant, Laelia Manilia ? interrogea le
magicien de sa voix impérieuse.
-
Je me baigne dans ta fontaine, répondit-elle d'une voix
puérile. L'eau merveilleuse me recouvre entièrement.
J'en suis toute frissonnante.
-
Très bien, acquiesça Simon, reste plongée dans
ton bain divin.
Puis,
à mon intention, il ajouta :
-
Les charmes de cette espèce sont sans importance et ne font de
mal à personne. Je pourrais t'ensorceler de telle manière
que tu ne marches plus qu'en chancelant et que tu te blesses sans
cesse aux mains et aux pieds. Mais pourquoi gaspiller mes pouvoirs
sur toi ? Puisque tu es là, nous allons du moins te
prédire l'avenir. Dors, Helena.
-
Je dors, se hâta de répondre la prêtresse, d'un
ton soumis mais les yeux ouverts.
-
Que vois-tu au sujet du jeune Minutus ? demanda le magicien.
-
Son animal est le lion. Mais le lion s'avance vers moi et me barre la
route. Derrière le lion, un homme le perce de flèches
mortelles, mais je ne puis voir ses traits, il est trop loin dans
l'avenir. En revanche, je vois clairement Minutus dans une vaste
pièce dont les rayonnages supportent des piles de parchemins.
Une femme lui en tend un, déroulé entre ses mains
noircies. Son père n'est pas son père. Méfie-toi
d'elle, Minutus. A présent, je vois Minutus qui chevauche un
étalon noir. Il porte un plastron brillant. J'entends rugir la
foule. Mais le lion se jette sur moi. Je dois fuir. Simon, Simon,
sauve-moi !
Elle
poussa un cri et se cacha le visage dans les mains. Simon s'empressa
de lui ordonner de se réveiller et, avec un regard pénétrant,
me lança :
-
Tu ne pratiques pas la sorcellerie, n'est-ce pas ? Avec ton lion
qui te protège si jalousement ? Ne t'inquiète pas,
tu ne feras jamais plus de cauchemars si tu penses à appeler
ton lion dans tes rêves. As-tu entendu ce que tu désirais
entendre ?
-
C'était fort plaisant à entendre, que ce soit la vérité
ou non. Mais je me souviendrai certainement de toi et de ta fille si
un jour je chevauche un coursier noir au milieu d'une foule hurlante.
Simon
se tourna vers tante Laelia en l'appelant par son nom.
-
Il est temps pour toi de sortir de la fontaine, ordonna-t-il. Que ton
ami te pince le bras, pour nous laisser un signe. Cela ne fera pas
mal, une simple piqûre. A présent, réveille-toi.
Peu
à peu, elle émergea de sa transe, et se caressa le bras
gauche, la même expression de ravissement s'attardant sur ses
traits. Je l'examinai curieusement et découvris effectivement
une marque rouge sur son bras décharné. Tante Laelia la
frotta en frémissant si voluptueusement que je détournai
les yeux. La prêtresse me contemplait en souriant, les lèvres
entrouvertes et offertes. Mais elle non plus, je ne voulais pas la
regarder en face. Mon esprit était confus et tout mon corps
parcouru de picotements. Je leur dis adieu, mais je dus prendre la
tante, hébétée, par le bras pour l'entraîner
hors de la pièce.
Dans
la boutique, la prêtresse prit un petit œuf
de pierre noire et me le tendit.
-
Prends-le, je te l'offre. Qu'il protège tes rêves quand
la lune est pleine.
J'éprouvais
la plus grande répugnance à accepter un présent
d'elle.
-
Je te l'achète, rétorquai-je. Combien en veux-tu ?
-
Je me contenterai d'une mèche de tes cheveux.
Helena
tendit la main vers mon front mais tante Laelia, s'interposant,
murmura que je ferais mieux de donner de l'argent à cette
femme.
Je
n'avais pas de menue monnaie sur moi. Aussi lui offris-je une pièce
d'or. Après tout, c'était peut-être le prix
mérité de ses prédictions. Elle accepta avec
indifférence.
-
Tu attribues une bien grande valeur à tes cheveux,
ironisa-t-elle. Mais tu as peut-être raison. La déesse
seule le sait.
Je
retrouvai Barbus devant le temple. Il faisait de son mieux pour
dissimuler qu'il avait profité de l'occasion pour boire un ou
deux pots de vin, mais ne pouvait s'empêcher de trébucher
à chaque pas en se traînant à notre suite. De
fort bonne humeur, tante Laelia ne cessait de caresser la marque
rouge sur son bras.
-
Voilà longtemps que Simon n'avait été aussi
gracieux avec moi, m'expliqua-t-elle. Je me sens revigorée et
rafraîchie, à tous points de vue. Il n'y a plus trace de
douleur dans mon corps. Tout de même, tu as bien fait en
refusant une mèche de cheveux à cette dévergondée.
Elle aurait pu l'utiliser pour venir en rêve dans ton lit.
Portant
la main à la bouche, elle me jeta un regard effrayé :
-
Tu es déjà presque un homme. Ton père a dû
t'expliquer ces choses. Je suis certaine que ce magicien pousse
parfois des hommes, grâce à la sorcellerie, à
coucher avec sa fille. Dans ce cas, l'homme tombe entièrement
en leur pouvoir, même si lui, en échange, a obtenu
d'autres bienfaits. J'aurais dû te prévenir. Mais je n'y
ai pas songé parce que tu es encore mineur.
« Je
ne m'en suis avisée qu'à l'instant où elle a
voulu te prendre une mèche de cheveux.
Après
l'entrevue avec le magicien, les mauvais rêves ne revinrent
plus hanter mon sommeil. Quand un cauchemar tentait de s'imposer à
moi, le souvenir du conseil de Simon surgissait au milieu de mes
songes. J'appelais mon lion à la rescousse et il venait
étendre à mes côtés sa grande ombre
protectrice. Sa présence était si vivante et réelle
que je pouvais lui caresser la crinière. Au sortir de
l'étreinte légère de Morphée, cette
crinière n'était plus qu'un repli de couverture.
Mon
lion me plaisait tant qu'il m'arrivait de l'appeler à
l'instant même où je m'endormais et même, quand je
me promenais en ville, j'imaginais qu'il marchait dans mes pas pour
me protéger.
Quelques
jours après notre visite à Simon le magicien, la
requête de mon père me revint en mémoire et je me
rendis à la bibliothèque sise au pied du Palatin. Là,
je demandai à un vieil employé décrépit
l'histoire des Etrusques par l'empereur Claude. Ma tenue d'adolescent
m'attira d'abord un refus dédaigneux, mais j'étais déjà
las de la prétention des Romains. Je rétorquai
sèchement que j'écrirais à l'empereur pour lui
signaler que dans cette bibliothèque, on m'avait interdit de
lire ses œuvres. Aussitôt
l'employé de changer d'attitude et de presser un esclave en
tunique bleue de me conduire dans une salle où Claude était
représenté en Apollon. Le sculpteur n'avait nullement
cherché à dissimuler ses membres grêles et son
visage d'ivrogne, de sorte que la statue m'apparut plus absurde
qu'imposante. Du moins l'empereur se montrait-il dépourvu de
vanité, puisqu'il avait autorisé l'érection de
pareille effigie de lui dans un lieu public. Je me crus d'abord seul
dans la pièce et me fis la réflexion que les Romains ne
devaient pas placer bien haut les talents littéraires de
Claude, puisqu'ils laissaient la poussière recouvrir les
parchemins de ses œuvres. Mais je
finis par remarquer, sous une étroite fenêtre par où
passait le jour, une jeune femme qui me tournait le dos et qui
lisait. Je fouillai parmi les rouleaux pendant un moment, en quête
de l'histoire étrusque. Je découvris une histoire de
Carthage également écrite par Claude, mais les tubes
qui normalement contenaient l'histoire des Étrusques étaient
vides. En tournant mes regards de nouveau vers la femme qui lisait,
je m'aperçus qu'une pile de rouleaux s'élevait à
ses côtés. J'avais réservé toutes les
heures du jour aux mornes travaux d'érudition, car, en raison
des risques d'incendie, il était interdit de lire à la
lueur des lampes et je ne voulais pas partir sans avoir achevé
ma tâche. C'est pourquoi je rassemblai mon courage, car j'étais
timide lorsqu'il s'agissait de parler aux inconnues, et m'approchai
de celle qui lisait pour lui demander si elle avait en main
l'histoire des Etrusques et si elle avait besoin de tous les rouleaux
à la fois. Mon ton était moqueur car, si je n'ignorais
pas que beaucoup de jeunes filles de bonne famille étaient des
dévoreuses de livres, je savais qu'elles préféraient
le merveilleux, l'aventure et les intrigues amoureuses des récits
d'Ovide.
La
femme sursauta violemment, comme si elle venait à peine de
remarquer ma présence. Elle leva sur moi des yeux brillants et
je vis qu'elle était jeune et, à en juger par sa
coiffure, non mariée. Avant qu'elle me répondît,
j'eus le temps de détailler les traits irréguliers et
grossiers, la peau brûlée par le soleil comme chez les
esclaves, la grande bouche et les lèvres pleines.
-
J'apprends les paroles sacrées des rituels et je les compare
entre elles dans différentes
En
dépit de sa mine revêche, je la devinai aussi intimidée
que moi. Je remarquai ses mains tachées d'encre : la
plume avec laquelle elle prenait des notes était hors d'usage.
A sa façon de la tenir, on devinait qu'elle se livrait à
une activité familière et que seule la mauvaise qualité
de son matériel était responsable de sa vilaine
écriture.
-
Je ne me moquais pas, je vous assure, m'empressai-je de dire avec un
sourire. Bien au contraire, je suis pénétré de
respect pour vos occupations érudites. Je ne voudrais en rien
les perturber, mais j'ai promis à mon père de lire cet
ouvrage. Certes, je n'aurai pas la prétention de le comprendre
aussi bien que vous, mais enfin, j'ai promis.
J'avais
espéré qu'elle m'interrogerait sur mon père et
qu'en retour je pourrais m'enquérir de son nom.
Mais
elle était moins curieuse que moi.
En
me gratifiant du regard qu'on lance à une mouche importune,
elle se baissa vers la pile de rouleaux à ses pieds et me
tendit ceux qui constituaient la première partie du livre.
-
Voilà. Prenez cela et cessez de m'importuner de vos avances.
Je
rougis si violemment que le visage me brûla. Assurément,
elle se trompait si elle croyait que j'avais usé d'un prétexte
pour faire sa connaissance. Je pris les rouleaux, allai me placer
sous une fenêtre de l'autre côté de la pièce
et, lui tournant le dos, me plongeai dans la lecture.
Je
lisais aussi vite que possible, sans faire le moindre effort pour
garder en mémoire la longue liste de noms qui encombrait le
livre. Claude jugeait évidemment nécessaire d'exposer
auprès de qui et comment chaque information avait été
collectée, quels auteurs avaient traité du même
sujet et comment lui-même comptait l'aborder. Il me semblait
n'avoir jamais lu plus ennuyeux et plus vétilleux ouvrage.
Mais à l'époque où Timaius m'avait contraint de
lire ses livres préférés, j'avais appris à
les survoler en ne cueillant au passage que ce qui m'intéressait.
Quand Timaius me questionnait ensuite sur le contenu des ouvrages, je
m'agrippais fermement à ce qui en surnageait dans mon esprit.
C'était ainsi que j'avais l'intention de lire l'œuvre de
Claude.
Mais
la jeune fille ne voulait pas me laisser lire en paix. Elle riait
toute seule et parfois jurait à haute voix tout en fouillant
dans ses rouleaux. Pour finir, fatiguée d'aiguiser constamment
sa plume usée, elle la cassa en deux et, trépignant de
fureur, me lança :
-
Serais-tu sourd et aveugle, horrible gamin ? Va donc me chercher
une bonne plume. Tu as dû être bien mal élevé
pour ne pas y avoir songé de toi-même.
Le
visage me brûla de nouveau. La colère était pour
une bonne part à l'origine de ma rougeur, car je voyais bien
qu'elle ne se conduisait pas précisément comme une
jeune fille bien élevée. Mais comme j'approchais de la
fin du premier rouleau, il valait mieux éviter une dispute. Je
me maîtrisai donc et m'en fus demander une plume de rechange au
bibliothécaire. Il marmonna que selon le règlement,
plume et papier étaient fournis gracieusement aux lecteurs,
mais que nul citoyen n'était assez misérable pour oser
en prendre sans payer. Furieux, je lui donnai une pièce
d'argent et il me tendit en échange une poignée de
plumes et un rouleau de fort mauvais papier. Je retournai à la
salle de Claude où la fille m'arracha le matériel des
mains sans même me remercier.
Quand
j'eus terminé le premier livre, je revins lui demander le
deuxième.
-
Est-ce possible ? Comment peux-tu lire si vite ?
s'étonna-t-elle. Est-ce que tu as retenu quoi que ce soit de
ce que tu as lu ?
-
J'ai retenu au moins que les prêtres étrusques avaient
la déplorable habitude d'utiliser des serpents venimeux comme
armes de jet. Je ne suis pas surpris que tu étudies leurs us
et coutumes.
Il
me sembla qu'elle regrettait déjà sa conduite car, en
dépit de ma méchante pique, elle me tendit humblement
une plume et d'une voix de petite fille me demanda :
-
Peux-tu l'aiguiser ? Je crois bien que je n'y arriverai jamais.
Elles se mettent à baver presque tout de suite.
-
C'est à cause du mauvais papier, expliquai-je.
Je
lui pris son couteau et sa plume, aiguisai et fendis celle-ci.
-
N'appuie pas autant sur le papier, lui conseillai-je. Sinon, tu feras
une tache du premier coup. Avec un peu plus de délicatesse, il
n'est pas difficile d'écrire même sur du mauvais papier.
Elle
me répondit par un sourire brusque comme l'éclair dans
un ciel assombri de nuages. Ses traits énergiques, sa grande
bouche et ses yeux obliques me parurent tout à coup adorables
à un point que je n'aurais pu imaginer un instant auparavant.
Comme
je restai planté là, à la contempler, elle me
tira la langue :
-
Prends ton livre et retourne à ta place pour le lire, puisque
tu aimes tant cela.
J'obtempérai.
Mais elle, ensuite, ne cessa de me harceler en me priant sans cesse
de lui tailler une autre plume et bientôt mes doigts furent
aussi noirs que les siens. L'encre était pleine de grumeaux et
la jeune fille en était si furieuse qu'elle insulta son
encrier à plusieurs reprises.
A
midi, elle prit un paquet, l'ouvrit et se mit en devoir de dévorer
avidement, en déchirant de longs morceaux de pain et en
engloutissant d'énormes bouchées d'un fromage rustique.
Comme
je la considérais avec désapprobation, elle expliqua en
manière d'excuse :
-
Je sais parfaitement qu'il est interdit de manger ici. Mais je n'y
peux rien. Si je sortais seule, on m'importunerait. Des inconnus me
harcèleraient de propos inconvenants.
Elle
se tut un instant puis, écarquillant les yeux, ajouta :
-
Mon esclave doit venir me chercher ce soir à la fermeture.
Il
n'était pas difficile de comprendre qu'elle ne possédait
pas même un esclave. Son repas était frugal et si elle
m'avait envoyé lui chercher des plumes et du papier avec tant
de hauteur, c'était probablement parce qu'elle ne disposait
pas de l'argent nécessaire. J'étais déconcerté.
Je ne désirais l'offenser en aucune façon. Et de la
voir manger me donnait faim.
J'ai
dû déglutir, car sa voix se radoucit tout à
coup :
-
Pauvre garçon, dit-elle, tu dois avoir faim, toi aussi.
Elle
brisa généreusement son pain en deux, me tendit aussi
le fromage rond pour que j'y pus mordre à mon tour et le repas
fut achevé en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire.
Tout est savoureux au palais de la jeunesse. Je lui fis donc
compliment de son pain :
-
C'est du vrai pain de campagne, comme ton fromage frais est un vrai
fromage de campagne. On n'en trouve pas d'aussi bon à Rome.
Mes
louanges lui furent agréables :
-
Je vis hors les murs, m'apprit-elle. Peut-être connais-tu, près
du cirque de Caius, le champ des morts et l'oracle. C'est dans cette
direction que j'habite, au-delà du Vatican.
Mais
elle s'obstina à me taire son nom et nous reprîmes nos
lectures. Elle écrivait et, en les répétant à
voix basse, apprenait par cœur les
anciens textes sacrés des Etrusques que Claude avait consignés
dans son œuvre. D'un livre à l'autre, je grappillais et
gravais dans ma mémoire tout ce qui concernait les guerres
terrestres et navales de la cité de Caere. Vers le soir, la
salle s'assombrit de l'ombre du Palatin glissant par la fenêtre.
Le ciel se couvrait de nuages.
-
Inutile de s'abîmer les yeux, dis-je. A chaque jour suffit sa
peine. Mais je suis déjà fatigué de cette
vieille histoire moisie. Toi qui es une érudite, tu pourrais
m'aider en me résumant ce que contiennent les livres que je
n'ai pas lus ou au moins ce qu'ils contiennent de plus important. Mon
père possède un domaine près de Caere, aussi
m'interrogera-t-il - du moins je le suppose - sur ce que Claude écrit
du passé de cette cité. Je te prie de ne point
t'offenser de ma proposition mais je me délecterais volontiers
d'une saucisse piquante. Je connais un endroit où je
t'inviterai avec plaisir, si tu consens à m'aider.
Elle
fronça le sourcil, se leva et me scruta, son visage si près
du mien que je pouvais sentir son souffle tiède.
-
Tu ignores vraiment qui je suis ? demanda-t-elle d'un ton
soupçonneux.
Puis
elle trancha :
-
Non, tu ne me connais pas. Et tu n'as pas de mauvaises intentions. Tu
n'es qu'un enfant.
-
Je vais bientôt recevoir la toge virile, me récriai-je,
vexé. Ce serait déjà fait, n'étaient
certaines circonstances familiales. Tu n'es pas beaucoup plus vieille
que moi. Et je suis bien plus grand que toi.
-
Mon cher enfant, plaisanta-t-elle, j'ai déjà vingt ans,
je suis une vieille femme comparée à toi. Et je suis
assurément plus forte que toi. Tu n'as pas peur de sortir avec
une inconnue ?
Mais
elle se hâtait d'enfoncer les rouleaux dans leurs tubes, de gré
ou de force. Elle rassembla ses affaires, lissa sa tunique, pressée
de partir comme si elle craignait que je ne revinsse sur ma
proposition. A mon grand étonnement, elle s'immobilisa à
la hauteur de la statue de Claude et lui cracha au visage avant que
j'eusse pu l'en empêcher. Voyant mon expression horrifiée,
elle rit et cracha une nouvelle fois. Elle était décidément
fort mal élevée.
Sans
hésiter, elle passa un bras sous le mien et m'entraîna
avec une vigueur qui me fit éprouver sa force : elle ne
s'était nullement vantée. Elle lança un hautain
au revoir au bibliothécaire accouru vérifier que nous
n'emportions pas de parchemins sous nos tuniques. Il n'osa point
pousser trop loin son examen, comme c'était le cas parfois
avec des bibliothécaires plus soupçonneux.
La
jeune fille ne fit aucune autre allusion à son esclave. Il y
avait foule sur le Forum. Suivant son désir, nous déambulâmes
un long moment entre le temple et la curie, et durant tout ce
temps-là, elle me tint le bras, comme si elle avait voulu
montrer à tous en quelle estime je la tenais. Une ou deux
personnes l'interpellèrent comme si elles la connaissaient et
elle répondit par un rire dépourvu de timidité.
Un sénateur, deux chevaliers et leur suite nous croisèrent.
Il
détournèrent les yeux en nous apercevant, mais elle n'y
prit garde.
-
Comme tu vois, je ne suis pas considérée comme une
fille vertueuse, dit-elle avec un petit rire. Mais je ne suis pas
tout à fait dépravée, inutile de t'effrayer.
Elle
finit par accepter de m'accompagner dans une auberge proche du marché
aux bestiaux, où je commandai fièrement de la saucisse
piquante, du porc dans une écuelle de terre cuite et du vin.
Elle engloutit ces mets avec une voracité de loup et essuya
ses doigts graisseux au coin de son manteau. Elle ne coupa pas son
vin, et je l'imitai mais la tête me tourna bientôt, car
je n'étais pas accoutumé à boire ainsi. Tout en
mangeant, elle chantonnait, me tapotait les joues, plaisantait avec
l'aubergiste dans le langage direct des gens du marché et
brusquement, écrasa ma main d'un coup de poing parce que
j'avais frôlé son genou par inadvertance. En frottant
mes doits engourdis par la douleur, je ne pus m'empêcher de
songer qu'elle n'avait pas toute sa tête.
Tout
à coup, les clients affluèrent dans l'auberge, et à
la suite, musiciens, baladins et bouffons venus proposer leurs
services et collecter quelques-unes de ces pièces de cuivre
qu'ils faisaient sonner dans leur sébile. Un chanteur
loqueteux se planta devant nous, gratta sa cithare et chanta en
regardant la jeune fille :
Viens,
ô sœur,
De
la louve aux mâchoires béantes,
Toi
qui es née
Sur
un froid perron de pierre,
Ton
père buvait,
Ta
mère était pute
Et
un cousin a pris
Ta
virginité.
Mais
il ne poursuivit pas. La jeune fille bondit et le gifla à tour
de bras.
-
Mieux vaut du sang de louve que la pisse que tu as dans les veines !
hurla-t-elle.
L'aubergiste
se précipita, entraîna le chanteur et nous reversa du
vin de ses propres mains.
-
Ô toi, la très pure, ta présence honore mon
établissement mais ce garçon est un mineur. Je te prie
de boire et de t'en aller. Je ne veux pas d'ennuis avec le préteur.
J'étais
déjà en retard et ne savais que penser de la hardiesse
de ma compagne. En fait, c'était peut-être réellement
une petite louve dépravée que l'aubergiste ne traitait
avec respect que par plaisanterie. A mon grand soulagement, elle
consentit à partir sans scandale mais, dès que nous
eûmes franchi le seuil, elle me reprit le bras avec autorité :
-
Accompagne-moi jusqu'au pont sur le Tibre, me pria-t-elle fermement.
Tandis
que nous descendions sur les rives du fleuve, des nuages inquiétants,
bas sur le ciel, rougissaient des lueurs de la ville. Au-dessous de
nous, invisibles, les eaux limoneuses de l'automne soupiraient et de
l'onde montait une odeur de boue et de roseaux pourrissants. La jeune
fille m'emmena jusqu'au pont qui passe par l'île du Tibre, où
se dresse le temple d'Esculape dans lequel des maîtres au cœur
de pierre abandonnent leurs esclaves mourants ou atteints
d'affections mortelles. Au bout du pont, de l'autre côté
du fleuve, commençait la quatorzième région de
la cité de Rome, la regio transtiberina, le quartier
juif. La nuit, le pont n'était pas un endroit très
plaisant. Par une trouée de nuages luisaient quelques étoiles
automnales, l'eau noire brillait et de l'île, le vent nous
apportait comme un chant d'outre-tombe, les gémissements des
malades et des mourants.
La
jeune fille se pencha par-dessus le parapet et cracha dédaigneusement
dans le Tibre.
-
Crache, toi aussi, dit-elle. A moins que tu n'aies peur du dieu du
fleuve ?
Je
ne désirais nullement offenser le Tibre mais après
qu'elle m'eut tarabusté un moment, je finis moi aussi, comme
un enfant que j'étais, par cracher dans le fleuve. Au même
instant, une étoile filante décrivit une courbe
au-dessus de lui. Je crois que jusqu'à mon dernier jour, je me
souviendrai des tourbillons de l'onde, des nuages rouges et
menaçants, des vapeurs du vin qui brouillaient ma tête
et de l'étoile cristalline décrivant un arc de cercle,
au-dessus du Tibre de verre noir.
La
jeune fille se serra si fort contre moi que je sentis la souplesse de
son corps, quoiqu'elle eût une tête de moins que moi.
-
Ton étoile allait d'ouest en est, murmura-t-elle. Je suis
superstitieuse. J'ai remarqué la ligne du bonheur dans ta
main. Peut-être me communiqueras-tu ton bonheur.
-
A la fin, me diras-tu ton nom ? m'écriai-je avec
irritation. Je t'ai appris le mien et je t'ai parlé de mon
père. Je vais m'attirer une réprimande pour être
resté si longtemps dehors.
-
Oui, c'est vrai, tu n'es qu'un enfant, dit la jeune fille en se
déchaussant. Je vais poursuivre ma route pieds nus. Mes
chaussures m'ont tant fatigué les pieds que j'ai dû
m'appuyer sur toi. Mais maintenant je n'ai plus besoin de ton bras.
Rentre chez toi, je ne voudrais pas que tu aies des ennuis à
cause de moi.
Mais
je m'opiniâtrai, la pressant de me dire son nom. A la fin, elle
poussa un profond soupir.
-
Me promets-tu un baiser de tes lèvres candides et de ne pas
t'effrayer quand je t'aurai dit mon nom ?
Je
répondis que je ne pourrais toucher une jeune fille tant que
je n'aurais pas rempli la promesse faite à l'oracle de Daphné,
ce qui eut pour effet d'exciter sa curiosité :
-
Nous pourrions au moins essayer, insista-t-elle.
Et
comme je m'obstinais :
-
Je m'appelle Claudia Plauta Urgulanilla.
-
Claudia, répétai-je. Appartiendrais-tu à la gens
claudienne ?
Elle
parut surprise de ce que son nom n'évoquât rien pour
moi :
-
Vraiment, tu ignores qui je suis ? Je crois sans peine que tu es
né en Syrie. Mon père s'est séparé de ma
mère et je suis née cinq mois après le divorce.
Mon père a refusé de me prendre dans ses bras et m'a
fait déposer nue sur le seuil de ma mère. Il aurait
mieux fait de me jeter à l'égout... J'ai également
le droit de m'appeler Claudia, mais aucun homme honnête ne
pourra ni ne voudra m'épouser car mon père, par une
procédure illégale, a obtenu que je sois déclarée
née hors des liens du mariage. Comprends-tu maintenant
pourquoi j'ai lu ses livres ? C'était pour vérifier
à quel point il est fou. Comprends-tu aussi pourquoi j'ai
craché sur son effigie ?
-
Par tous les dieux connus et inconnus ! m'écriai-je
ébahi,
« Essaierais-tu
de me faire croire que tu es la fille de l'empereur Claude, toi,
pauvre folle ?
-
Nul ne l'ignore à Rome. C'est pour cela que sénateurs
et chevaliers n'osent pas me saluer en public. C'est pour cela qu'on
me cache dans la campagne au-delà du Vatican. Mais respecte ta
promesse, à présent; je t'ai dit mon nom, alors que
cela m'est bien sûr interdit.
Lâchant
ses chaussures, elle se suspendit à mon cou, en dépit
de ma résistance. Je l'étreignis et baisai ses lèvres
tièdes dans les ténèbres. Et rien ne se passa,
bien que j'eusse rompu ma promesse. Peut-être la déesse
ne fut-elle pas offensée parce que je n'eus pas même un
frisson en embrassant la jeune fille. Ou peut-être fut-ce à
cause de ma promesse que je n'éprouvai rien. Je ne sais.
Claudia
garda les mains sur mes épaules et caressa mon visage de son
haleine brûlante.
-
Minutus, promets-moi de venir me voir quand tu recevras la toge
virile.
Je
marmonnai que même à ce moment-là, il me faudrait
encore obéir à mon père. Mais elle insista :
-
Maintenant que tu m'as donné un baiser, nous sommes d'une
certaine manière liés l'un à l'autre.
Elle
se baissa, fouillant l'obscurité à la recherche de ses
chaussures. Quand elle les eut trouvées, elle tapota ma joue
froide et s'enfuit. Je lançai à son adresse que je ne
me sentais en aucune façon lié à elle
puisqu'elle m'avait arraché un baiser, mais elle avait disparu
dans la nuit. Le vent m'apportait les gémissements des malades
de l'île, le fleuve s'agitait en remous menaçants. Je
courus à toutes jambes jusqu'à notre demeure. Barbus
m'avait cherché à la bibliothèque et sur le
Forum. Il était furieux contre moi, mais n'avait pas osé
avouer ma disparition à la tante Laelia. Heureusement, mon
père rentra tard comme à l'accoutumée.
Le
lendemain, j'obtins par des voies détournées que tante
Laelia me renseignât sur Claudia. Je lui racontai que j'avais
rencontré à la bibliothèque une certaine Claudia
Plauta et que je lui avais donné une plume. Cette nouvelle
alarma ma tante :
-
Abstiens-toi de jamais fréquenter cette dévergondée.
Mieux vaudrait prendre tes jambes à ton cou si tu la revois.
Claude a maintes fois regretté de ne pas l'avoir noyée
mais à l'époque, il n'osait pas encore agir aussi
énergiquement. La mère de cette fille était une
grande dame, ardente et féroce. Claude a eu peur de ses
réactions et n'a pu se résoudre à se débarrasser
de la fille. Pour le seul plaisir de faire enrager Claude, Caius
donnait sans cesse du « cousine » à
Claudia et je crois bien qu'il l'a aussi entraînée dans
une vie de débauche. Ce pauvre Caligula dormait même
avec sa sœur parce qu'il se prenait pour un dieu. Claudia n'est
reçue dans aucune maison respectable. Sa mère a été
tuée par un célèbre gladiateur, qui n'a pas même
été poursuivi parce qu'il a pu prouver qu'il défendait
sa vertu. Au fil des ans, Urgulanilla avait de plus en plus souvent
recours à la contrainte dans ses intrigues amoureuses.
J'oubliai
bientôt Claudia, car mon père m'emmena avec lui à
Caere où nous demeurâmes le mois qui lui fut nécessaire
pour inspecter son domaine. En découvrant la voie sacrée
bordée des innombrables tertres funéraires des rois et
des nobles étrusques d'autrefois, je fus pénétré
de respect pour mes ancêtres. Il y a de cela plusieurs
centaines d'années, quand les Romains ont pris Caere, ils ont
pillé les anciennes tombes mais certaines d'entre elles, parmi
les plus récentes, demeurèrent intactes au bord de la
route. En dépit de tout ce que m'avait raconté mon
père, je n'avais pas imaginé que les Etrusques eussent
été un si grand peuple. Le livre de Claude ne laissait
nullement pressentir l'exaltation mélancolique produite par le
spectacle de ces tombes royales. Il fallait l'avoir contemplé
de ses propres yeux.
Les
habitants de cette cité ruinée évitaient de
traverser de nuit la nécropole et la prétendaient
hantée. Mais dans la journée les voyageurs venaient
visiter les anciens tertres et les bas-reliefs des tombes pillées.
Mon père mit à profit son séjour pour se
constituer une collection de ces vieilles statuettes de bronze et de
ces écuelles sacrées d'argile noire que les autochtones
découvraient en labourant ou en creusant des puits. Bien sûr,
les collectionneurs avaient déjà emporté les
meilleurs bronzes. A l'époque d'Auguste, les objets étrusques
avaient été très à la mode. La plupart
des statuettes avaient été arrachées aux
couvercles des urnes.
Les
travaux des champs ne me passionnaient guère. Assommé
d'ennui, j'accompagnais mon père dans ses inspections à
travers champs, oliveraies et vignobles. Les poètes font
volontiers l'éloge de la vie simple de la campagne, mais je
n'étais quant à moi nullement tenté de m'y
établir. Dans les environs de Caere, on ne chassait que les
renards, les lièvres et les oiseaux, et je n'éprouvais
qu'un enthousiasme modéré pour cette sorte de chasse
qui ne requérait point du courage, mais des pièges, des
lacets et des rets.
A
voir comment mon père se comportait avec les esclaves et les
affranchis chargés du soin de ses terres, je compris que
l'agriculture n'était pour un homme de la ville qu'un plaisir
coûteux. Seuls d'immenses domaines exploités grâce
au travail servile pouvaient être rentables, mais mon père
répugnait à procéder ainsi.
-
Je préfère que mes employés vivent heureux et
aient des enfants en bonne santé, m'expliqua-t-il. Il me plaît
qu'ils profitent un peu de ma richesse et il m'est doux de savoir
qu'il existe un endroit où je pourrais me retirer si la roue
de la fortune tournait en ma défaveur.
Les
fermiers n'étaient jamais satisfaits et ne cessaient de se
plaindre. Tantôt il avait trop plu et tantôt pas assez.
Quand ce n'était pas les insectes qui ravageaient le vignoble,
c'était la récolte d'olives qui était si
abondante que le cours de l'huile s'effondrait. Les employés
de mon père ne lui manifestaient nul respect. Bien au
contraire, lorsqu'ils eurent pris la mesure de ses bonnes
dispositions, ils abandonnèrent tout scrupule. Ils se
lamentaient sans cesse sur leurs misérables demeures, leurs
outils hors d'usage et leurs bœufs malades.
Parfois
mon père se mettait en colère et, rompant avec son
comportement habituel, éclatait en imprécations; mais
aussitôt les paysans s'empressaient de lui présenter un
plat savoureux ou un pot de vin blanc frais, les enfants lui posaient
une couronne sur la tête et faisaient la ronde autour de lui. A
la fin, rasséréné, il accordait de nouvelles
concessions à ses métayers et à ses affranchis.
En fait, à Caere, mon père ne connut pas un seul jour
sobre.
Dans
la cité, nous fîmes connaissance de prêtres et de
marchands bedonnants dont l'œil bridé
attestait l'authenticité d'arbres généalogiques
remontant mille années en arrière. Ils aidèrent
mon père à reconstituer le sien, jusqu'à
l'époque où Lycurgue détruisit la flotte et le
port de Caere. Mon père fit également l'acquisition
d'une sépulture sur la voie sacrée.
Enfin
un message nous parvint de Rome : le censeur avait jugé
recevable la requête de mon père. Sa demande de
réintégration dans la chevalerie pouvant désormais
être examinée à tout instant par l'empereur, il
lui fallait donc regagner Rome. Là, il nous faudrait patienter
quelques jours à la maison, dans l'attente d'une convocation
au Palatin. Le secrétaire de Claude, Narcisse, avait promis de
choisir le moment favorable pour présenter la requête.
L'hiver
était rigoureux. Les sols de marbre de Rome étaient
glaciaux et chaque jour dans les appartements des insulae, des
gens mouraient à cause de braseros mal réglés.
Dans la journée, le soleil brillait, prédisant la venue
du printemps, mais même les sénateurs plaçaient
encore sans honte des braseros sous leurs sièges d'ivoire pour
assister aux séances de la curie. Tante Laelia se lamentait
sur la disparition des antiques vertus de Rome. A l'époque
d'Auguste, maints vieux sénateurs avaient contracté une
pneumonie ou des rhumatismes en refusant pareille mollesse si peu
virile.
Tante
Laelia tenait naturellement à assister aux lupercales1
et à la procession des luperci, les prêtres de ce
Lupercus qu'on connaît aussi sous le nom de Pan. Elle nous
assura que le grand prêtre n'était autre que l'empereur
lui-même, et qu'il n'y avait donc aucune chance pour que nous
fussions convoqués ce jour-là au Palatin. A l'aube du
jour des ides de février, nous nous employâmes, elle et
moi, à nous rapprocher autant que faire se pouvait du figuier
sacré. A l'intérieur de la grotte, les luperci
sacrifièrent une chèvre en l'honneur de leur dieu. Avec
le couteau ensanglanté, le grand prêtre traça sur
le front des officiants un signe qu'ils s'essuyèrent les uns
les autres à l'aide d'un tissu préalablement trempé
dans du lait. Puis tous ensemble, ils éclatèrent du
rire rituel. Le rire sacré montait de la grotte, éclatant,
effrayant. La foule se raidit, pénétrée de
terreur sacrée et des femmes égarées
d'inquiétude se mirent à courir vers la route que
maintenaient libre les licteurs, faisceaux de verges en main. Dans la
cave, les prêtres, à grands coups de couteau
sacrificiel, découpaient de longues lanières dans la
dépouille de leur victime. Ils s'élancèrent
bientôt au dehors et en dansant se dirigèrent vers la
route. Complètement nus, riant du rire sacré, ils
fouettaient de leurs lanières les femmes qu'ils chassaient
devant eux sur la route, souillant leurs robes du sang de la chèvre
égorgée. Tout en exécutant cette danse, ils
firent le tour complet de la colline du Palatin.
Tante
Laelia était contente. A l'en croire, il y avait plusieurs
années que le rire sacré n'avait résonné
avec tant de solennité. Elle m'expliqua qu'une femme touchée
par les lanières ensanglantées des luperci
serait enceinte dans l'année : c'était un remède
infaillible contre la stérilité. Elle regretta que le
désir d'enfanter fût si peu répandu parmi les
dames de la noblesse, car les femmes venues se faire flageller par
les luperci étaient pour la plupart de modeste
extraction et pas une seule épouse de sénateur n'avait
daigné se montrer. Dans la presse effroyable tout au long du
parcours, il se trouva certaines personnes pour affirmer avoir aperçu
l'empereur en personne, qui bondissait et hurlait, encourageant les
luperci à fouetter de bon cœur. Mais ni ma tante,
ni moi ne l'avions vu. Quand la procession eut achevé le tour
de la colline et regagné la grotte où l'on allait
sacrifier une chienne à la veille de mettre bas, nous
retournâmes à la maison pour y prendre le repas
traditionnel de chèvre bouillie et de pain de froment en forme
d'organes sexuels. La tante but et exprima sa joie de ce que le
merveilleux printemps romain fût sur le point de chasser le
misérable hiver. A l'instant où, pour interrompre un
flot de propos peu convenables pour mes jeunes oreilles, mon père
l'incita à se retirer pour sa méridienne, un esclave de
Narcisse survint, hors d'haleine. Le secrétaire de l'empereur
nous invitait à nous présenter sans tarder au Palatin.
Nous nous y rendîmes à pied, accompagnés du seul
Barbus, ce qui étonna grandement l'esclave. Par chance, en
raison des solennités, notre mise était fort correcte.
L'esclave,
lui, était vêtu d'or et de blanc. Il nous raconta que
tous les signes se montraient favorables et que les cérémonies
du jour s'étant déroulées sans la moindre
anicroche, Claude était d'excellente humeur. En ce moment
même, il était encore en train de célébrer
les lupercales dans ses appartements, revêtu de la robe du
grand prêtre. A l'entrée du palais, nous fûmes
minutieusement fouillés et Barbus qui portait une épée
dut rester sur le seuil. Mon père s'étonna de ce qu'on
me fouilla moi aussi, un mineur.
Narcisse,
affranchi et secrétaire privé de l'empereur, était
un Grec émacié, usé par les soucis et une
prodigieuse charge de travaux. Il nous reçut avec une
cordialité inattendue, mon père ne lui ayant pas envoyé
d'offrande. Sans aucun détour, il lui dit que dans une période
où s'annonçaient tant de changements, il entrait dans
les intérêts de l'Etat d'honorer des hommes de confiance
qui sauraient, le moment venu, se souvenir des services rendus. A
l'appui de ses dires, Narcisse fouilla les papiers dont il retira un
billet qu'il tendit à mon père.
-
Tu ferais bien de garder cela par devers toi, lui dit-il. C'est une
note secrète du temps de Tibère sur ta personnalité
et tes habitudes.
Mon
père lut le papier, rougit et se hâta de le faire
disparaître dans les plis de ses vêtements. Narcisse
poursuivit comme s'il n'avait rien remarqué :
-
L'empereur est fier de ses connaissances et de sa sagesse, mais sa
pente le conduit à se perdre dans le détail et,
parfois, à s'attarder sur une vieille affaire pendant toute
une journée pour le seul plaisir de montrer l'excellence de sa
mémoire. Et ce, au détriment des questions importantes.
-
Qui n'a pas eu l'occasion dans sa jeunesse de passer quelques nuits
dans les bosquets de Baiae ? observa mon père avec un
certain embarras. En ce qui me concerne, tout cela est du passé.
Mais je ne sais comment te remercier. On m'a raconté que
Claude et surtout Messaline, sont extrêmement sourcilleux sur
le chapitre de la moralité des chevaliers.
-
Un jour, peut-être, je te ferai savoir comment me remercier,
rétorqua Narcisse avec un mince sourire. On me dit cupide,
mais ne fais pas l'erreur de m'offrir de l'argent, Marcus Manilianus.
Je suis l'affranchi de l'empereur. C'est pourquoi mon bien est le
bien de l'empereur et tout ce que je fais, au mieux de mes
possibilités, est fait pour le bien de l'Etat. Mais
hâtons-nous, car le moment le plus favorable approche :
après le festin sacrificiel, l'empereur se prépare pour
sa sieste.
Il
nous conduisit dans une pièce aux murs décorés
de fresques évoquant la guerre de Troie : la salle de
réception du sud. De ses propres mains, Narcisse baissa les
stores pour faire la pénombre. Claude entra, soutenu par deux
de ses esclaves personnels qui, sur un geste de l'affranchi,
l'assirent sur le trône impérial. Fredonnant l'hymne des
lupercales, Claude ne nous accorda qu'un bref regard avant de
s'installer sur le siège. Bien que sa tête ballottât,
il m'apparut plus imposant assis que debout. Il s'était
couvert de taches de sauce et de vin pendant le banquet, mais il
ressemblait tout à fait à l'image que donnaient de lui
la statuaire et les pièces de monnaie. Pour l'instant, il
était manifestement égayé par la boisson et
disposé à traiter des affaires de l'Etat avant de céder
à la somnolence qui suit les festins.
Narcisse
nous présenta et donna très rapidement son avis :
-
L'affaire est parfaitement claire. Voici l'arbre généalogique,
le certificat de revenus et la recommandation du censeur. Marcus
Mezentius Manilianus, ancien membre éminent du conseil de la
cité d'Antioche, mérite réparation pleine et
entière de l'injustice qu'il a subie. Il n'a pas d'ambition
pour lui-même, mais son fils en grandissant pourra servir
l'Etat.
En
marmonnant des souvenirs de jeunesse sur l'astronome Manilius,
l'empereur déroula les parchemins et les parcourut du regard.
La lignée de ma mère captiva son attention et il rumina
un moment sur sa découverte.
-
Myrina, la reine des Amazones, celle qui a combattu les Gorgones et
qui a été tuée par Mopsus, un Thrace
exilé par Lycurgue. En fait, Myrina était
son nom divin, Batieia son nom terrestre. Il eût été
plus convenable que ton épouse utilisât ce nom
terrestre. Narcisse, rédige donc une note là-dessus et
joins-la au dossier.
Mon
père remercia respectueusement l'empereur pour cette
correction et promit de veiller à ce que la statue que la
ville de Myrina avait érigée à la mémoire
de ma mère portât sur le socle le nom de Batieia. Ainsi
Claude put-il présumer que ma mère avait été
un important personnage puisque sa ville natale lui avait dressé
une statue.
Il
posa sur moi le regard bienveillant de ses yeux injectés de
sang :
-
Tes ancêtres grecs sont de haute origine, mon garçon.
Notre civilisation vient de la Grèce, mais l'art de bâtir
des villes n'appartient qu'à Rome. Tu es pur et beau comme mes
pièces d'or qui portent une inscription latine sur une face et
une inscription grecque sur l'autre. Pourquoi appeler Minutus un
jeune homme si bien fait ? C'est trop de modestie.
Mon
père se hâta d'expliquer qu'il avait voulu attendre le
jour où mon nom serait inscrit sur les listes de la chevalerie
dans le temple de Castor et Pollux, pour me faire revêtir la
toge virile. Ce serait pour lui le plus grand des honneurs si
l'empereur consentait à me choisir un deuxième nom
approprié.
-
Je possède des terres à Caere, poursuivit mon père.
Ma lignée remonte jusqu'à l'époque où
Syracuse a anéanti la puissance maritime de Caere. Mais c'est
là, ô mon empereur, un sujet que tu connais mieux que
moi.
-
C'est donc cela ! s'exclama Claude. Tes traits avaient à
mes yeux quelque chose de familier. Bien qu'elles aient été
à l'abandon et rongées par l'humidité, les
fresques qui décoraient les vieilles tombes étrusques
que j'ai étudiées dans ma jeunesse étaient
encore assez nettes pour que j'aie pu y distinguer des visages qui
avaient un air de parenté avec le tien. Si tu t'appelles
Mezentius, alors ton fils doit s'appeler Lausus. Sais-tu qui était
Lausus, mon garçon ?
Je
lui dis que Lausus était un des fils du roi Mezentius et qu'il
avait combattu aux côtés de Turnus contre Enée.
-
C'est ce qui est dit dans ton histoire des Étrusques,
ajoutai-je innocemment. C'est là que je l'ai appris.
-
Tu as vraiment lu mon petit livre, en dépit de ta jeunesse ?
demanda Claude qui se mit à hoqueter d'émotion.
Narcisse
lui administra de légères tapes dans le dos et ordonna
aux esclaves de lui apporter encore un peu de vin. Claude nous invita
à boire avec lui, mais me conseilla paternellement d'éviter
de goûter du vin non dilué tant que je n'aurais pas
atteint son âge. Narcisse profita de ces excellentes
dispositions pour demander à l'empereur de signer la
confirmation de mon père au rang de chevalier. Claude
s'exécuta de bonne grâce quoique, à mon avis, il
eût oublié de quoi il était question.
-
Désires-tu vraiment que mon fils porte le nom de Lausus ?
s'enquit mon père. Si tel est le cas, je ne saurais imaginer
plus grand honneur que celui que ferait l'empereur Claude en
consentant à être le parrain de mon fils.
Claude
vida sa coupe, la tête branlante.
-
Narcisse, dit-il ensuite d'une voix ferme, consigne également
cela par écrit. Toi, Mezentius, il te suffira de m'envoyer un
message au moment de la cérémonie de la taille des
cheveux de ton garçon. Et si des affaires d'Etat importantes
ne me retiennent pas, je serai ton hôte.
Il
se leva avec autorité et vacilla. Les esclaves se
précipitèrent pour le soutenir et il rota bruyamment
avant d'ajouter :
-
Mes nombreux travaux d'érudition m'ont rendu distrait. Je me
souviens mieux du passé lointain que des faits proches. Aussi,
le mieux serait de consigner par écrit tout ce que je viens de
promettre et d'interdire. Maintenant il est temps que je me retire
pour prendre du repos et vomir comme il convient, afin d'épargner
à mon estomac la douloureuse obligation de digérer ce
grossier repas de viande de chèvre.
Quand
il eut quitté la salle, toujours soutenu par ses esclaves,
Narcisse se tourna vers mon père :
-
Fais en sorte que ton fils revête la toge virile dès que
possible, lui conseilla-t-il, et avise-m'en, le moment venu.
L'empereur se souviendra peut-être de sa promesse de
parrainage. En tout cas, je la lui rappellerai et il prétendra
s'en souvenir.
Tante
Laelia dut se démener beaucoup pour trouver ne fût-ce
que quelques nobles liés avec la gens Manilianus. L'un des
invités était un ancien consul qui me guida gentiment
la main pendant que j'égorgeais le cochon. Mais la plupart de
nos hôtes étaient des contemporaines de la tante qui
avaient été surtout attirées par la perspective
d'un repas gratuit. Elles caquetaient comme un troupeau d'oies
pendant que le barbier me coupait les cheveux et rasait le duvet de
mon menton. Après quoi, il m'en coûta beaucoup de garder
mon calme pendant qu'elles me revêtaient de la toge et me
caressaient les membres et me tapotaient la joue. Elles eurent le
plus grand mal à contenir leur curiosité quand, pour
être fidèle à la promesse faite à l'oracle
de Daphné, je dus entraîner le barbier dans une autre
pièce et lui demander de me raser également la pilosité
intime qui attestait ma virilité. Je la réunis au duvet
de mon menton et plaçai le tout dans une boîte d'argent
au couvercle décoré d'une lune et d'un lion. En
accomplissant sa tâche, le barbier bavardait et plaisantait. Il
me raconta qu'il n'était pas rare que les jeunes nobles qui
recevaient la toge virile offrissent leurs premiers poils à
Vénus pour se concilier ses faveurs.
Claude
ne vint pas assister au banquet, mais me fit envoyer par Narcisse
l'anneau d'or des chevaliers et la permission de mentionner dans mes
parchemins qu'il m'avait personnellement donné le nom de
Lausus. Nos hôtes nous accompagnèrent, mon père
et moi, au temple de Castor et Pollux. Mon père paya la somme
requise aux archives et puis ce fut au pouce que je dus glisser
l'anneau d'or. Ma toge de cérémonie, bordée
d'une étroite bande rouge, était prête. La suite
ne revêtit pas de solennité bien particulière.
Des archives nous gagnâmes la salle de réunion du noble
ordre de la chevalerie, où nous payâmes pour avoir
l'autorisation de choisir librement nos chevaux aux écuries du
Champ de Mars.
De
retour à la maison, mon père m'offrit l'équipement
complet du chevalier romain : bouclier d'argent ouvragé,
casque plaqué d'argent et orné d'un plumet rouge,
longue épée et javelot. Les vieilles dames me
pressèrent de revêtir ma tenue guerrière et comme
on s'en doute, je ne pus résister à la tentation.
Barbus m'aida à enfiler la tunique de cuir souple et bientôt
j'arpentais la pièce dans mes bottines rouges, fier comme un
coq, casque en tête et épée brandie.
Le
soir tombait. Notre demeure était illuminée de torches
et au dehors la foule observait les allées et venues des
connaissances venues porter leurs bons vœux.
Une acclamation s'éleva. Deux esclaves, noirs comme le
charbon, venaient de déposer devant notre seuil une litière
finement décorée. Rassemblant à grands gestes
les plis de ses vêtements, tante Laelia se précipita à
la rencontre de l'arrivante, une petite femme bien en chair dont la
tunique de soie révélait plus qu'elle ne dissimulait
les formes voluptueuses. Un voile pourpre cachait son visage mais
elle l'écarta, permettant à la tante de la baiser sur
les deux joues. Les traits délicats de son beau visage étaient
fort bien mis en valeur par le maquillage.
La
tante m'appela d'une voix vibrante d'émotion :
-
Minutus, mon chéri, je te présente la noble Tullia
Valeria2
qui vient te présenter ses meilleurs vœux.
Tullia est veuve, mais son dernier mari était vraiment
un Valérius.
Tullia
Valeria était d'une beauté surprenante pour une dame
d'âge mûr. Elle tendit les bras et, tout encombré
de mes armes que j'étais, me serra contre son sein.
-
Oh, Minutus Lausus, s'écria-t-elle. On m'a dit que l'empereur
lui-même t'a donné ton deuxième nom et je ne m'en
étonne plus, maintenant que j'ai vu ton visage. Si la fortune
et les désirs de ton père l'avaient permis, tu aurais
pu être mon fils. Ton père et moi avons été
bons amis autrefois, mais il doit avoir encore honte de son
comportement à mon égard car, depuis qu'il est à
Rome, il n'est pas encore venu me voir.
Elle
m'étreignait toujours tendrement dans ses bras et pendant
qu'elle fouillait la maison du regard, je connus la douceur de sa
poitrine et respirai la fragrance étourdissante de ses
onguents parfumés. Mon père croisa le regard de la
nouvelle venue. Il se raidit, son visage perdit toute couleur et il
esquissa un mouvement de fuite. Me prenant par la main, la délicieuse
Tullia s'approcha de mon père, un sourire charmeur sur les
lèvres.
-
Ne crains rien, Marcus. En un jour pareil, tout est pardonné.
Le passé est le passé, ne nous lamentons pas sur ce qui
n'est plus. Laisse-moi cependant te dire que j'ai versé bien
des larmes, de quoi remplir mille fioles, à cause de toi, ô,
homme sans cœur.
Elle
me relâcha et, jetant les bras autour du cou de mon père,
l'embrassa tendrement sur les lèvres. A grand-peine, il
s'arracha à son étreinte et, tremblant de la tête
au pied, lui dit sur un ton de reproche :
-
Tullia, Tullia, tu devrais pourtant savoir que ce soir, dans ma
demeure, j'eusse préféré voir une tête de
Gorgone plutôt que ton visage.
Posant
une main sur la bouche paternelle, Tullia se tourna vers la tante :
-
Marcus est bien toujours le même. On devrait le surveiller.
Quand je vois la confusion de son esprit, quand j'entends ses propos
déraisonnables, je regrette d'avoir fait taire mon orgueil
pour rendre visite à quelqu'un qui avait honte de venir me
voir.
En
dépit de son âge, cette belle femme me plongeait dans un
état voisin de la transe, et j'éprouvais un malin
plaisir à constater la déconfiture de mon père :
Tullia lui ôtait tous ses moyens. Se tournant vers les autres
invités, elle leur distribua ses salutations, débordante
d'amabilité avec les uns, simplement polie avec les autres. Le
cercle des vieilles dames se resserra et un murmure fébrile
s'éleva de leur aréopage, mais Tullia ne prit pas garde
à leurs regards malveillants.
Elle
grignota quelques friandises et but à peine. Mais elle m'avait
fait asseoir au bord de son lit :
-
Ce n'est pas convenable, minauda-t-elle, même si je pouvais
être ta mère...
Sa
douce main me caressa la nuque, elle poussa un soupir et son regard
plongeant en moi me donna des picotements dans tout le corps. Mon
père bondit sur ses pieds, les poings serrés.
-
Laisse mon fils tranquille, aboya-t-il. Tu m'as donné mon
content de tracas.
Tullia
secoua tristement la tête et soupira :
-
Lorsque tu étais dans la force de ton âge, ô
Marcus, je t'ai servi, plus que quiconque. J'ai même fait le
voyage d'Alexandrie pour te retrouver. Mais je ne crois pas que je
recommencerais. A vrai dire, c'est seulement le bien de ton fils que
j'avais en tête en venant t'avertir : Messaline a été
offensée d'apprendre que Claude avait, sans la consulter,
donné un nom à ton fils, et qu'il lui avait envoyé
l'anneau de chevalier. Pour cette raison, d'autres personnes brûlent
de vous connaître, ton fils et toi. Ce sont celles qui
dispensent volontiers leurs faveurs à qui s'est attiré
le courroux de cette dévergondée. Un choix difficile se
présente à toi, Marcus.
-
Tout cela ne me concerne nullement, je ne veux même pas le
savoir, se récria mon père, au désespoir. Je
n'arrive pas à croire qu'après toutes ces années,
tu n'aies encore rien de plus pressé que de me mêler à
une de ces intrigues dont tu as le secret et où je perdrai ma
réputation à l'instant où je parviens à
la rétablir. Honte à toi, Tullia !
Mais
elle, avec un grand rire taquin, tapota la main de mon père.
-
A présent, je vois bien pourquoi j'étais si folle de
toi autrefois, Marcus. Aucun autre homme n'a jamais prononcé
mon nom de si délicieuse façon.
Et
à dire vrai, mon père avait mis dans le mot « Tullia »
une pointe de mélancolie. Il m'était évidemment
impossible d'imaginer ce qu'une dame de si haute noblesse pouvait
bien trouver en lui. La tante s'approcha de nous avec un gloussement
complice et donna une petite tape sur la joue de mon père.
-
Vous revoilà donc à badiner comme deux vieux amoureux ?
les gronda-t-elle. Il serait grand temps que tu modères tes
appétits, Tullia. Quatre époux se sont succédé
dans ta couche et le dernier est à peine froid dans sa tombe.
-
Tu as parfaitement raison, chère Laelia. Il est temps que je
me modère. Voilà pourquoi la joie m'a submergée
quand j'ai retrouvé Marcus. Sa présence me modère
à merveille.
Elle
se tourna vers moi :
-
Mais toi, jeune Achille, ton épée toute neuve jette le
trouble dans mon esprit. Si j'avais dix ans de moins, je te
demanderais de sortir avec moi sous la lune. Mais non, je suis trop
vieille. Va donc te divertir. Ton père et moi avons beaucoup à
nous dire.
L'allusion
à la lune me plongea dans l'inquiétude. Je montai à
l'étage pour ôter mon armure, passai la main dans mes
cheveux courts et sur mes joues rasées, et brusquement me
sentis écrasé de déception et de tristesse. Il
était enfin arrivé, ce jour que j'avais si longtemps
attendu, dont j'avais tant rêvé, et rien ne se passait
comme je l'avais espéré. Mais je devais remplir ma
promesse à l'oracle de Daphné. Je descendis par
l'arrière de la maison. Dans les cuisines, les esclaves me
présentèrent leurs vœux et
je les invitai à boire et à manger tout leur saoul,
puisque aucun hôte n'arriverait plus à présent.
Sur le seuil, je redressai soigneusement les torches mourantes et
songeai tristement que ce jour était peut-être le plus
grand et le plus important de ma vie. La vie est comme un flambeau
qui brûle d'abord dans tout son éclat avant de
charbonner et de se résoudre en fumée.
Une
jeune fille enveloppée d'un manteau marron sortit de l'ombre
noire du mur de ma demeure.
-
Minutus, Minutus, murmura-t-elle. Je voulais te présenter mes
vœux de bonheur. Je t'ai apporté ces gâteaux
que j'ai cuits moi-même pour toi, j'allais les confier à
tes esclaves, mais le destin clément a voulu que je te revoie
en chair et en os.
Horrifié,
je reconnus cette Claudia contre laquelle tante Laelia m'avait mis en
garde. Mais je ne pouvais que me sentir flatté de constater
que cette jeune fille s'était renseignée sur la date de
ma majorité. A ma grande surprise, en retrouvant les sourcils
charbonneux, la grande bouche et la peau brûlée de
soleil, un bonheur immense me submergea. Comme elle était
différente de ces vieilles gens aigries que nous recevions
dans notre demeure ! Claudia. Vivante, réelle, sans
artifice. Claudia, mon amie.
Elle
tendit timidement la main vers ma joue. L'arrogance avec laquelle
elle m'avait parlé la première fois s'était
envolée.
-
Minutus, soupira-t-elle, on t'a sans doute dit bien des horreurs à
mon sujet. Mais je ne suis pas si mauvaise qu'on a voulu te le faire
accroire. En fait, à présent que je te connais, je ne
veux plus avoir que de belles pensées. Ainsi, tu m'auras
apporté le bonheur.
Je
l'entraînai dans la direction du temple de la Lune. Tandis que
nous cheminions côte à côte, Claudia ajusta les
pans de ma toge autour de mon cou et nous mangeâmes l'un de ses
gâteaux en le mordant chacun à notre tour, comme le
fromage dévoré dans la bibliothèque. Claudia me
dit qu'elle avait récolté elle-même le miel et le
cumin qui donnaient sa saveur au gâteau et qu'elle avait moulu
la farine dans une vieille meule à main.
Comme
elle ne se pendait pas à mon bras, évitant même
craintivement tout contact, ce fut moi, tout pénétré
de ma neuve virilité, qui lui pris l'avant-bras pour la guider
à travers les fondrières de la chaussée. Ce
geste lui arracha un soupir de bonheur. Sous le sceau du secret, je
lui confiai alors quelle promesse j'avais faite à l'oracle de
Daphné et lui révélai que l'allais de ce pas au
temple de la Lune pour y déposer mon offrande votive dans une
boîte d'argent.
-
Oh, mais ce temple a mauvaise réputation, se récria-t-elle.
Derrière ses portes de fer on célèbre des
mystères immoraux. Il est heureux que je t'aie attendu devant
ta demeure. Si tu étais allé seul dans ce temple, tu y
aurais peut-être laissé bien autre chose que ton
offrande.
« Je
n'assiste plus aux cérémonies officielles,
poursuivit-elle. Les dieux ne sont que pierre et bois. Le vieillard
grabataire qui loge au Palatin a ressuscité les anciens
sacrifices dans le seul dessein de renforcer les vieilles chaînes
qui entravent le peuple. Je vénère mon propre arbre
sacré et un puits sacrificiel à l'onde cristalline. Et
si je suis triste, je monte sur la colline du Vatican pour observer
le vol des oiseaux.
-
Tu parles comme mon père. Il ne veut même pas demander à
un devin d'interroger un foie sur mon avenir. Mais les pouvoirs et
les sorts existent bel et bien. Même les gens sensés
l'admettent. C'est pourquoi je préfère remplir ma
promesse.
Parvenus
au seuil du temple à moitié enfoui dans le sol, nous
distinguâmes par la porte entrouverte des lampes qui brûlaient.
Mais personne ne se montra quand j'accrochai ma boîte d'argent
parmi les autres offrandes. En fait, j'aurais dû sonner la
cloche pour alerter la prêtresse, mais pour être franc
elle m'effrayait, et en ce moment tout particulièrement je ne
tenais pas à ce qu'apparût le visage blafard. En toute
hâte, je trempai le bout des doigts dans l'huile sainte et en
oignit l'œuf de pierre. Avec un
sourire amusé, Claudia posa un gâteau en offrande sur le
siège de la prêtresse et nous nous élançâmes
vers la sortie, comme deux garnements après une farce.
Dans
la rue, nos lèvres se joignirent.
-
Est-ce que ton père t'a déjà fiancé ?
dit Claudia d'une voix vibrante de jalousie, en me prenant la tête
entre ses mains. Ou bien est-ce qu'on t'a seulement montré
quelques jeunes Romaines pour que tu fasses ton choix ? Cela se
fait, d'ordinaire, quand on revêt la toge virile.
Je
ne m'étais guère préoccupé de la présence
de deux petites filles amenées par les vieilles amies de la
tante. Elles m'avaient contemplé sans mot dire, dans une
attitude puérile et j'avais cru qu'on les avait fait venir
pour les friandises et les gâteaux.
-
Non, non, rétorquai-je, effrayé. En aucune façon
mon père n'a projeté de me marier à quiconque.
-
Oh, si seulement je parvenais à me maîtriser pour
t'exposer froidement mes pensées, dit tristement Claudia. Je
t'en prie, ne te lie pas trop tôt. Tu n'y gagnerais que du
malheur. Rome ne manque pas de briseuses de mariage. Tu considères
sans doute que la différence d'âge entre nous est
immense, puisque j'ai cinq ans de plus que toi. Mais quand tu auras
fait ton temps de service dans l'armée, la différence
paraîtra moindre. Tu as partagé un gâteau avec moi
et baisé mes lèvres de ton plein gré. Cela ne te
lie aucunement à moi, mais j'y vois le signe que je ne te
répugne pas trop. C'est pourquoi, je te demanderai seulement,
parce que je ne puis exiger davantage, de penser à moi parfois
et de ne pas te lier trop tôt.
Je
n'avais pas le moins du monde l'intention de me marier. Sa requête
me parut donc parfaitement raisonnable. Je la baisai de nouveau sur
la bouche et m'échauffai de la sentir dans mes bras.
-
Je te le promets, à condition que tu ne me suives pas partout.
En fait, je n'ai jamais aimé les filles de mon âge et
leurs petits rires bêtes. Tu me (SUITE DANS LE LIVRE)
TABLE
PREMIERE
PARTIE
MINUTUS
11....
Livre I Antioche
43....
Livre II Rome
134....
Livre III De la Bretagne
173....
Livre IV Claudia
214....
Livre V Corinthe
263....
Livre VI Sabine
308....
Livre VII Agrippine
DEUXIEME
PARTIE
JULIUS,
MON FILS
369....
Livre I Poppée
418....
Livre II Tigellinus
473....
Livre III Les témoins
513....
Livre IV Antonia
546....
Livre V Le sycophante
579....
Livre VI Néron
609....
Livre VII Vespasien
627....
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