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~ Livre I ~


MIKAEL, LE PELERIN


Le fait de prendre une décision apaise l'esprit et rend l'âme plus légère. Ainsi ai-je éprouvé la sensation d'être libre comme l'oiseau, après avoir résolu de tourner le dos à Rome et à la chrétienté tout entière. En compagnie de mon frère Antti et de mon chien Raël, j'allais emprunter le chemin de la Terre sainte afin d'expier là-bas mes péchés.

Sur la grand-place de Venise, cette merveilleuse cité, il me semblait avoir émergé des ténèbres puantes du tombeau pour renaître à une vie nouvelle. Effacées en mon esprit les images et les odeurs infectes du carnage et de la peste de Rome! Aujourd'hui, j'aspirais profondé­ment l'air du large et contemplais avidement la foule bigarrée des Turcs, Maures, Juifs et nègres qui déambu­laient librement autour de moi. J'avais l'impression d'être aux portes mêmes de l'Orient fabuleux et me sentais pris du désir irrésistible de tout savoir sur ces inconnus ou de partir à l'aventure pour découvrir les pays d'où venaient ces superbes vaisseaux qui entraient dans le port, surmontés du Lion de Saint-Marc ondoyant dans le vent.

Je n'avais, non plus qu'Antti, rien à redouter des officiers de la sérénissime république et nous pouvions à notre gré demeurer à Venise ou poursuivre notre route. J'avais en effet, moyennant un prix exorbitant, obtenu d'un Vénitien plein d'astuce un laissez-passer pourvu d'un sceau tout à fait officiel; en outre, comme il m'était apparu évident que nul ici n'avait la moindre idée d'une contrée aussi reculée et lointaine que ma Finlande natale, j'avais tout naturellement donné mon véritable nom finnois, Mikaël Karvajalka, écrit Michaël Carvajal sur le document; cette transcription me valut d'ailleurs par la suite d'être considéré comme d'origine espagnole, alors qu'il était expressément couché par écrit que j'avais autrefois fait partie de la cour du roi du Danemark et plus récemment rendu de signalés services à la Seigneurie de Venise, précisément au cours du sac de Rome, en cet été de l'an de grâce de 1527.

Je m'avisai rapidement qu'une vie entière n'eût point suffi pour tout voir et tout admirer à Venise de ce qui mérite de l'être, mais je fusse volontiers resté au moins le temps nécessaire à faire mes dévotions dans chacune de ses églises. Hélas, la ville offrait trop de tentations dangereuses et je résolus de me mettre sans tarder en quête d'un navire en partance pour la Terre sainte.

Je rencontrai sur le port un homme au nez crochu qui applaudit chaleureusement à mon projet; j'avais de la chance, me dit-il, et j'étais arrivé à point pour le mener à bien! Un grand convoi devait en effet partir bientôt à Chypre sous la protection de galères de guerre vénitiennes, et nul doute qu'un bateau de pèlerins profiterait de cette escorte pour se joindre aux navires de commerce.

- C'est la saison idéale pour une entreprise sainte comme la vôtre! m'assura-t-il. Vous aurez constamment un vent arrière et aucun risque de tempêtes. De puissantes galères pourvues de nombreux canons protégeront les marchands contre les pirates barbaresques qui constituent une menace perpétuelle pour les navires isolés. De plus, en ces temps de troubles et d'impiété, peu nombreux sont ceux qui partent en pèlerinage et vous ne serez point entassés à bord où vous trouverez largement et à un prix raisonnable une nourriture saine et variée, ce qui vous évitera de vous charger de provisions. Une fois parvenus en Terre sainte, des agents organiseront le voyage de la côte à Jérusalem et les sauf-conduits, qu'il faut acheter ici à la Maison de la Turquie, assurent là-bas au pèlerin la sécurité la plus totale.

Lorsque je lui demandai à combien s'élèverait le prix du passage, il me regarda puis, la lèvre tremblante, tendit sa main dans un geste machinal.

- En vérité, messire Mikaël, dit-il, Dieu en personne doit avoir présidé à notre rencontre! Il faut bien l'avouer, notre belle cité est pleine de coquins qui ne songent qu'à profiter grassement de la naïveté des étrangers. Mais moi je suis un homme qui a de la piété et mon plus cher désir a toujours été d'accomplir le pèlerinage moi-même. Hélas, ma pauvreté ne me le permet guère et j'ai donc décidé de consacrer ma vie au bien-être de ceux qui, plus fortunés que moi, peuvent partir; je me suis promis de leur faciliter le voyage aux lieux saints où Notre-Seigneur Jésus-Christ a vécu, a souffert, est mort et a ressuscité d'entre les morts.

Un sanglot plein d'amertume l'empêcha de poursuivre et je me sentis envahi d'une grande compassion à son égard.

Séchant vivement ses larmes, il me regarda droit dans les yeux et articula:

- Mes services ne vous coûteront qu'un seul ducat. En versant cette somme, d'une part vous vous engagez fermement à réaliser votre projet et d'autre part vous vous dégagez de tout souci pour le mettre à exécution.

Que pouvais-je sinon lui faire confiance? D'autant que tout en marchant avec moi le long du quai, il ne cessait de saluer capitaines, marchands et officiers de la douane, qui souriaient et plaisantaient avec bonne humeur en me voyant à ses côtés. Je lui donnai donc son ducat, non sans insister sur le fait que, n'étant point riche, je voulais voyager de la manière la moins onéreuse possible. Il me rassura sur ce point et me fit aussitôt réussir une bonne affaire chez le marchand auquel j'achetai une cape de pèlerin et un nouveau rosaire. Puis mon ami m'accompagna jusqu'à la porte de mon logement et promit de m'aviser dès que notre bateau devrait lever l'ancre.

J'errai dès lors dans les rues de Venise sans pouvoir tenir en place, jusqu'au moment où, enfin, un beau soir, nous vîmes apparaître mon ami au nez crochu qui, hors d'haleine, nous pressa de nous rendre à bord sans plus tarder, notre convoi devant partir le lendemain à l'aube. Nous fîmes en un clin d'oeil un paquet de nos hardes avant de nous précipiter vers le port où était mouillé notre bateau. Il nous parut de dimensions singulièrement réduites en comparaison des grands navires marchands, mais mon ami m'expliqua cette exiguïté, disant que tout l'espace à bord était réservé aux pèlerins puisqu'il ne transportait aucune marchandise.

Le capitaine, un homme au visage grêlé, nous reçut avec courtoisie, et après qu'Antti et moi-même eûmes chacun compté dix-huit ducats d'or dans sa paume grande ouverte, nous jura qu'il ne consentait à nous embarquer pour une somme si modique qu'en raison de son amitié pour son ami au nez crochu.

L'officier en second nous conduisit dans la cale où il nous montra nos couchettes de paille fraîche  pleine de vin aigre, il nous invita à nous servir largement de la louche et à boire aux frais du patron pour fêter joyeusement le départ. Une grande agitation régnait tout autour de nous, mais la faible lumière que dispensaient deux maigres falots ne nous permit guère de distinguer nos compagnons de voyage.

L'ami au nez crochu se sépara du capitaine pour venir nous faire ses adieux. Il me serra vigoureusement dans ses bras et, les yeux pleins de larmes, nous souhaita un bon voyage.

- Ah, messire de Carvajal, dit-il, je ne puis imaginer jour plus heureux que celui qui vous ramènera sain et sauf parmi nous! Laissez-moi encore vous rappeler de vous défier des étrangers, aussi benoîts puissent-ils vous paraître. Et si vous rencontrez des infidèles, n'oubliez pas de dire: « Bismillah irrahman irrahim1 » paroles arabes d'une salutation pieuse qui vous vaudra à coup sûr leurs bonnes grâces.

Après m'avoir donné un ultime baiser sur chaque joue, il se hissa sur le plat-bord puis sauta dans le canot d'embarquement, faisant tinter sa bourse dans le mouvement. Je n'en dirai pas davantage sur cet homme sans vergogne dont le seul souvenir suffit à me blesser. Car il faut dire qu'à peine avait-on hissé les voiles rapiécées et à peine le bateau avait-il pris la mer dans un grand craquement de toute sa membrure et un battement de l'eau tout le long de la sentine, que l'ignominie de sa tromperie nous frappa de son évidence. Oui, les vertes coupoles de cuivre des églises vénitiennes n'avaient point encore disparu à l'horizon que déjà la vérité nous avait sauté aux yeux.

Dans le sillage des grands navires de commerce, notre petit bateau avançait avec la lenteur d'un cercueil tout prêt à couler et traînait de plus en plus loin derrière, tandis que la galère de guerre ne cessait d'envoyer des signaux pour nous exhorter à garder une meilleure position. L'équipage se composait d'un ramassis de coquins couverts de loques et il me suffit d'échanger quelques paroles avec d'autres pèlerins, pour me rendre compte que j'avais payé pour la traversée une somme excessive dont l'homme au nez crochu avait dû recevoir au moins la moitié  se trouvait parmi nous quelques pauvres hères autorisés à s'installer sur le pont contre le paiement d'un unique ducat pour tout le voyage.

Ici, un homme, étendu à la proue du navire, souffrait de crampes spasmodiques dans les membres; il portait une ceinture de fer fixée autour de la taille et de lourdes chaînes lui entravaient les chevilles. Là, un vieillard au regard enflammé se traînait à quatre pattes, jurant d'accomplir de la sorte le trajet de la côte de la Terre sainte à Jérusalem. Ses hurlements de terreur nous tinrent éveillés durant toute une nuit et il nous conta par la suite qu'il avait vu des anges blancs flotter autour du bateau avant de s'installer sur les vergues.

Je dois cependant reconnaître que le capitaine grêlé était loin d'être un mauvais marin. Il ne perdait jamais le convoi de vue et chaque soir, à l'heure où brillent les étoiles, nous pouvions voir les feux de position de la tête de mât des autres vaisseaux qui s'étaient mis à la cape pour la nuit ou qui avaient jeté l'ancre à l'abri d'une baie. Lorsque nous lui manifestions quelque inquiétude de nous trouver parfois si fort en arrière du reste de la compagnie, il nous invitait sans façon à prendre les rames, ce qui se révéla absolument nécessaire à plusieurs reprises; mais nous n'étions guère qu'une quinzaine à pouvoir aider de la sorte l'équipage car sur la centaine de pèlerins qui se trouvaient à bord, la plupart des hommes étaient ou trop vieux ou infirmes ou malades; et les femmes, naturellement, ne pouvaient exécuter pareille tâche.

Il y avait, parmi les passagers, une jeune femme qui attira mon attention dès le premier jour. Sa vêture et sa gracieuse silhouette me l'avaient aussitôt fait remarquer: elle portait des bijoux avec une robe de soie brochée de fils d'argent et de perles, et je me demandais quel hasard l'avait menée en si piteuse compagnie. Une servante très opulente ne la quittait pas un seul instant. Le plus étrange en cette femme était qu'elle n'apparaissait jamais le visage découvert; même ses yeux étaient voilés! Je pensais au début qu'elle voulait, par coquetterie, protéger sa peau de l'ardeur du soleil, mais remarquai bientôt qu'elle gardait son voile même à la nuit tombée. Et pourtant on distinguait suffisamment de ses traits pour se rendre compte qu'ils n'étaient ni difformes ni horribles! Comme on voit le soleil briller à travers une brume légère, ainsi le charme de sa jeune beauté brillait-il à travers la transparence de son voile. Je ne parvenais point à m'imaginer le péché qu'elle avait pu commettre et dont la gravité l'avait conduite à entreprendre ce pèlerinage, la face ainsi cachée.

Un soir, peu après le coucher du soleil, je la vis, appuyée au garde-corps, seule et le voile relevé. Je ne pus résister à la tentation d'aller vers elle mais elle détourna la tête à mon approche et, d'un geste vif, rabaissa le voile sur son visage, de sorte que je n'eus qu'une vision fugitive de l'ovale de sa joue. Des boucles blondes dépassaient de sa coiffe et à contempler ces cheveux, je sentis trembler mes genoux. J'étais attiré par cette femme comme la limaille de fer par l'aimant.

J'arrêtai mes pas à une distance convenable et comme elle, me mis à observer l'onde dont la couleur vineuse allait s'estompant dans la nuit qui tombait. Je ne laissais point cependant d'être profondément conscient de sa présence proche et lorsque, après un temps, elle se tourna légèrement dans ma direction, faisant mine d'être disposée à écouter, je m'armai de tout mon courage pour lui dire:

- Nous sommes tous les deux embarqués sur le même bateau, dans le même but et égaux aux yeux de Dieu pour le rachat de nos péchés. J'espère que vous ne vous offenserez point si j'ose vous adresser la parole, mais j'éprouve une telle envie de parler avec une personne de mon âge qui soit différente de tous ces estropiés!

- Vous avez interrompu mes prières, messire de Carvajal, répondit-elle sur le ton du reproche.

Puis elle fit disparaître le rosaire qu'elle tenait entre ses doigts effilés, et se tourna franchement vers moi. Je notai avec satisfaction qu'elle connaissait mon nom, ce qui me parut être le signe qu'elle s'intéressait de quelque manière à ma personne.

Je répliquai cependant en toute humilité:

- Ne m'appelez pas ainsi car je ne suis point de noble origine. Dans mon pays, mon nom est Karvajalka; je le tiens de ma mère adoptive qui est morte depuis longtemps et qui me le donna par pure charité parce qu'à vrai dire, je n'ai jamais connu mon père. Néanmoins, je ne vis pas dans la misère et j'ai reçu quelque éducation puisque j'ai étudié dans plusieurs doctes universités. Vous me feriez le plus grand plaisir en me disant tout simplement Mikaël le Pèlerin.

- Très bien! approuva-t-elle aimablement. De votre côté, appelez-moi Giulia, sans chercher à en savoir plus ni sur ma famille, ni sur le nom de mon père, ni même sur le lieu de ma naissance. Ces questions ne pourraient que réveiller en moi de douloureux souvenirs.

- Giulia, repris-je aussitôt, pourquoi dissimulez-vous votre visage alors que le son de votre voix aussi bien que l'or de votre chevelure, tout en vous suggère la beauté? Est-ce pour éviter de susciter chez nous, faibles hommes que nous sommes, des pensées défendues?

Ces paroles indiscrètes lui arrachèrent un profond soupir et, comme si je lui eusse infligé une blessure mortelle, elle me tourna le dos et se mit à sangloter. Tout à fait consterné, je balbutiai quelques mots d'excuse et lui jurai que je préférais mourir plutôt que de lui causer le moindre tort.

Elle essuya alors ses yeux sous le voile et se retourna vers moi.

- Pèlerin Mikaël, de la même façon que tel ou tel homme porte une croix sur ses épaules ou entrave ses chevilles avec des chaînes de fer, de même ai-je juré de ne point montrer mon visage à un étranger pendant toute la durée du voyage. Ne me demandez donc jamais de me découvrir, parce que cette requête ne pourrait que rendre encore plus lourd le fardeau que Dieu a posé sur moi depuis le jour où je suis née.

Elle avait un ton d'une telle gravité pour dire ces mots que je me sentis profondément touché fis le serment solennel de ne jamais rien tenter pour l'induire à briser son voeu. Je l'invitai ensuite à venir avec moi, en tout bien tout honneur, boire une coupe de vin doux de Malvoisie dont j'avais apporté une caisse à bord. Après quelques instants de pudique hésitation, elle accepta de me suivre à la condition toutefois que sa grosse gouvernante nous tînt compagnie, afin d'éviter les médisances. Nous bûmes donc ensemble dans mon gobelet d'argent et un frisson me parcourait le corps chaque fois que sa main frôlait la mienne en me passant le vin. Elle avait apporté pour sa part des sucreries enrobées dans de la soie à la manière turque et voulut en donner à mon chien, mais ce dernier était trop absorbé par la chasse aux rats, activité qu'il avait découverte lors du sac de Rome.

Antti s'était joint à nous et je lui sus gré d'engager une conversation animée avec la servante Johanna; elle se mit à lui conter des histoires un peu lestes de prêtres et de moines, après avoir bu quelques coupes, tandis que de mon côté je m'enhardissais à entretenir Giulia de sujets galants. Nullement choquée, elle riait au contraire d'un rire cristallin et, à l'abri de l'obscurité, posait parfois sa main sur mon poignet ou mon genou. Ainsi veillâmes-nous jusqu'à tard dans la nuit, pendant que les eaux enténébrées soupiraient autour de nous et que le firmament illuminé d'une poussière d'étoiles d'argent resplendissait au-dessus de nos têtes.

Antti profita de sa nouvelle amitié avec Johanna pour lui demander de ravauder nos vêtements, puis nous mîmes en commun nos provisions et la bavarde gouvernante prit aussitôt possession des fourneaux du bateau pour cuisiner nos repas, ce qui nous évita de tomber malades à l'instar des autres pèlerins fort chichement nourris pour la plupart.

Antti cependant m'observait avec attention et finit par me dire en guise d'avertissement:

- Mikaël, je sais que je suis un être ignorant beaucoup moins intelligent que toi, comme tu me l'as souvent fait remarquer. Mais que savons-nous de cette Giulia et de sa compagne? Les propos que tient Johanna me paraissent convenir davantage à une patronne de bordel qu'à une femme respectable. Quant à Giulia, sa manière sinistre de se cacher le visage inquiète même les hommes de l'équipage. Prends garde, Mikaël, tu risques un beau jour de découvrir un nez crochu sous le voile!

Ces paroles me touchèrent en plein coeur! Mais je ne voulais plus entendre parler de nez crochus et lui reprochai vertement ses soupçons.

Le jour suivant, il nous fut possible d'apercevoir la pointe sud de l'île Morée, tombée à l'époque sous la domination des Turcs. Le mauvais temps et les courants perfides de ces eaux nous contraignirent à chercher refuge à l'abri de l'île de Cèrigo, alors sous la protection d'une garnison vénitienne. Nous jetâmes l'ancre dans la baie en attendant un vent propice, mais à peine étions-nous installés que notre galère d'escorte reprit la mer pour se lancer à la poursuite d'une ou deux voiles suspectes qui venaient d'apparaître à l'horizon; nous savions, en effet, que des pirates dalmates et africains avaient coutume de croiser dans ces eaux.

De petites embarcations à rames grouillaient autour du bateau des pèlerins pour vendre de la viande fraîche, du pain et des fruits. Point n'était question pour notre capitaine d'acquitter les taxes de mouillage qui eussent permis d'amarrer le long du quai, aussi dut-il envoyer notre canot pour quérir de l'eau.

Il y avait, parmi les passagers, le père Jean, un moine fanatique qui prétendit que l'île de Cèrigo était un lieu maudit.

- C'est là, disait-il, là qu'est née une des déesses de la Grèce idolâtre.

Le capitaine au visage marqué par la petite vérole nous confirma ces dires et ajouta que l'on pouvait encore voir les ruines du palais de Ménélas, le malheureux souverain de Sparte. Son épouse Hélène, ayant hérité sa fatale beauté de la déesse née de l'écume sur les rivages de l'île, avait délaissé ses devoirs conjugaux pour s'enfuir avec un jeune homme beau comme un dieu et provoqué ainsi la terrible guerre de Troie.

Je compris, en écoutant le capitaine, que nous nous trouvions dans la baie de l'île que les anciens Grecs appelaient Cythère et qu'il s'agissait de la déesse Aphrodite. Mais je me demandai quelles raisons avaient poussé la plus belle des divinités païennes à élire ces rochers désolés pour venir au monde!

Je désirais vivement descendre à terre pour contempler les vestiges d'un lointain passé et découvrir si les contes de l'Antiquité possédaient quelque fond de vérité. Je racontai à Giulia tout ce dont je pus me souvenir au sujet de la naissance d'Aphrodite, de la pomme d'or de Pâris et de l'amour adultère d'Hélène, tant qu'à la fin sa curiosité devint plus grande encore s'il était possible que ma propre soif de connaissance et que je n'eus aucune difficulté à la convaincre de m'accompagner.

Des marins nous déposèrent tous les quatre à terre, Antti, Johanna, Giulia et moi, et j'achetai un panier avec du pain frais, de la viande séchée, des figues et du fromage de chèvre. Je ne comprenais goutte au dialecte des paysans de l'île mais lorsqu'un berger me montra une sente, puis le sommet d'une colline en répétant avec insistance le mot « palaïopolis », je compris qu'il m'indiquait le chemin de l'antique cité.

Nous grimpâmes le sentier qui suivait le cours d'un torrent et atteignîmes un site paisible où l'on avait jadis construit de nombreux bassins; je n'en comptais pas moins d'une douzaine, dont le temps avait fendillé les larges pierres et où une herbe drue poussait entre chaque crevasse. Pouvions-nous rêver un lieu plus accueillant et reposant après dix jours en mer et cette escalade sous le soleil? Antti et moi, nous nous jetâmes à l'eau sans attendre et frottâmes nos corps imprégnés de sel avec le sable fin. Les deux femmes se dévêtirent et se baignèrent dans un autre bassin, derrière un rideau de buissons. J'entendais Giulia s'ébattre dans l'eau, et son rire fusait dans l'air, délicieux.

La douce brise murmurant à travers les feuilles luisantes des lauriers verts et le rire de Giulia sonnant à mes oreilles, je me plus à imaginer ces bassins peuplés des nymphes et des faunes de légende et ne me fusse point étonné de voir la déesse Aphrodite en personne sortir des fourrés et s'avancer vers moi dans toute sa gloire.

Après avoir mangé, Antti déclara qu'il avait sommeil, et Johanna de même qui se mit à se plaindre de ses pieds enflés tout en jetant des regards hostiles dans la direction du chemin rocailleux grimpant à travers une pinède touffue. Giulia et moi nous décidâmes donc de poursuivre seuls l'escalade pour atteindre le sommet de la colline. Nous trouvâmes là-haut deux colonnes de marbre dont les chapiteaux, depuis longtemps brisés et tombés à terre, étaient enfouis sous le sable et la végétation. Derrière les colonnes, l'on voyait les socles de nombreux piliers carrés et les vestiges du porche d'un temple. Puis, au milieu des ruines du temple lui-même, toute droite dressée sur un piédestal de marbre, se tenait la statue plus grande que nature d'une divinité. Les membres couverts d'un voile infiniment léger, elle nous regardait avancer, dans sa majestueuse beauté. Le temple autour d'elle s'était écroulé, mais elle, resplendissante de grâce divine, surveillait encore les mortels, malgré les mille cinq cent et vingt-sept années écoulées depuis la naissance de notre Sauveur.

Mais j'étais loin de penser à mon Sauveur ou aux excellentes résolutions qui m'avaient induit à entreprendre mon long voyage! J'avais l'impression de revivre au temps de l'âge d'or du paganisme, quand les hommes ignoraient les affres du doute et l'angoisse du péché. Il m'eût fallu fuir en courant ce puissant sortilège, je sais qu'il l'eût fallu... mais je ne me suis pas enfui! Non, je ne me suis pas enfui et même, plus vite que ma plume ne court sur mon papier, plus vite me suis-je laissé choir avec Giulia sur l'herbe chaude. Je l'ai prise dans mes bras et suppliée de découvrir son visage afin que plus aucune barrière ne subsistât entre nous. J'avoue que je me sentais encouragé à cette hardiesse et convaincu que ma compagne ne fût point venue avec moi en cet endroit isolé si elle n'eut point partagé mon désir. Elle ne repoussa ni mes baisers ni mes caresses, mais quand je cherchai à relever son voile elle agrippa mes poignets avec la force que donne le désespoir et me supplia d'y renoncer de la manière la plus touchante.

- Je t'en prie, Mikaël mon amour, écoute-moi! Je suis jeune moi aussi et je sais que l'on ne vit qu'une fois! Mais je ne puis découvrir mon visage, sinon nous serons séparés pour toujours. Ne peux-tu m'aimer sans le voir quand tu sais que je t'attends de toute ma tendresse?

Hélas, je restai sourd à ses plaintes et sa résistance ne fit qu'augmenter mon entêtement. Je l'obligeai à lâcher prise et arrachai le voile qui la dissimulait à mes regards. Elle resta sans bouger dans mes bras, ses boucles d'or tombant sur ses épaules et ses yeux bordés de longs cils bruns obstinément fermés. Ses lèvres ressemblaient à des cerises et mon étreinte avait empourpré ses joues délicates. La voyant si belle, je ne pouvais imaginer la raison pour laquelle elle m'avait si longtemps, et de façon si cruellement tentante, caché ses traits. Elle gardait à présent les paupières serrées et les couvrait de ses mains, indifférente à mes baisers.

Ah, que ne me suis-je contenté de ce que j'avais obtenu, au lieu de la presser fiévreusement d'ouvrir les yeux! Elle remuait la tête dans un violent mouvement de refus et toute joie l'avait abandonnée: elle gisait dans mes bras telle un corps sans vie et mes caresses les plus hardies la laissaient de glace.

Tout déconfit, je finis par la lâcher et la suppliai d'ouvrir les yeux pour les plonger dans les miens où elle pourrait lire l'intensité de mon désir.

Elle dit alors sur un ton d'infinie tristesse:

- Tout est fini entre nous, pèlerin Mikaël, et fasse le ciel que cette fois soit la dernière où je recherche l'amour! Vous m'oublierez bien vite à la fin de notre voyage. Espérons que je vous oublierai aussi vite! Pour l'amour de Dieu, Mikaël, ne regardez pas mes yeux... ils portent malheur!

Je savais certes que des gens peuvent, sans aucune intention malveillante, blesser les autres avec leur seul regard. Mon maître, le docteur Paracelse, prétendait que le mauvais oeil a le pouvoir de flétrir un fruit sur l'arbre. Mais c'était sur la foi de pareilles croyances que l'on avait décapité et brûlé dans une cité allemande mon épouse Barbara! On l'avait décapitée et brûlée alors qu'elle était innocente - dans la mesure où un être humain peut être innocent ici-bas - et, du fond de mon désespoir, j'avais rejeté comme malveillants et chargés de superstition tous les témoignages accumulés contre elle, me rendant ainsi coupable d'hérésie.

Comment croire, à présent, que des yeux maléfiques pussent gâter la beauté de Giulia! Non! J'éclatai de rire, d'un rire peut-être un peu forcé eu égard à sa peine, et lui jurai que son regard ne m'inspirait nulle crainte. Elle pâlit alors, puis retira ses mains et ses yeux effarouchés, clairs comme gouttes de rosée, vinrent plonger droit dans les miens.

Mon sang se glaça dans mes veines, je sentis mon coeur qui s'arrêtait de battre et me rejetai en arrière, aussi muet et saisi d'horreur qu'elle-même. Ses yeux ne manquaient pas de beauté, mais ils étaient de couleur différente et conféraient un air sinistre à l'ensemble de ses traits. L'oeil gauche était bleu comme la mer et le droit du brun de la noisette. Je n'avais jamais vu une chose pareille, je n'en avais même jamais entendu parler et cherchais en vain dans ma tête une explication naturelle à ce phénomène.

Nous restâmes un long temps, face à face, à nous regarder; j'eus un mouvement instinctif de recul et m'assis à une légère distance sans la quitter des yeux; puis elle se leva à son tour et se couvrit la poitrine. Toute chaleur avait abandonné mon corps et des frissons de froid me descendaient le long de la colonne vertébrale.

Sous quelle maligne étoile étais-je donc né? On avait décapité et brûlé comme sorcière la seule femme que j'eusse jamais aimée2, et voilà qu'à présent une autre avait su toucher mon coeur, Dieu l'avait maudite elle aussi, et elle devait voiler son visage pour éviter l'horreur et la désolation de ceux qu'elle rencontrait! Etais-je donc damné? Y aurait-il au fond de moi quelque fatale attirance pour tout ce que l'on a coutume d'appeler sorcellerie? Il me revint en mémoire que la présence de Giulia, au début de notre rencontre, m'avait attiré à la manière d'un aimant, et je ne pus plus longtemps me bercer de l'illusion qu'il ne s'était agi là que de la simple attraction qu'exerce la jeunesse sur la jeunesse. En mon coeur, je soupçonnais quelque sombre mystère mais me sentais incapable d'exprimer mes sentiments à ma compagne qui, tête baissée, se tenait assise, triturant un brin d'herbe dans ses doigts effilés.

Enfin elle se leva et dit avec froideur:

- Maintenant que tu as eu ce que tu voulais, il est temps de quitter ces lieux, Mikaël!

Et elle s'éloigna d'un pas ferme, la tête haute. Je me levai d'un bond pour la rejoindre.

- Messire Carvajal, dit-elle d'une voix dure sans se retourner, je m'en remets à votre honneur pour ne point trahir mon secret auprès des ignorants à bord de notre vaisseau. Bien que la vie me soit indifférente, et même s'il vaudrait mieux pour tout le monde que je disparaisse, je tiens à atteindre la Terre sainte puisque j'ai entrepris ce pèlerinage et je ne voudrais pas que des marins superstitieux me jettent par-dessus bord.

- Giulia! m'écriai-je, en lui saisissant les poignets pour la forcer à me faire face. Giulia, ne crois pas que mon amour pour toi soit mort! C'est faux! Je suis persuadé au contraire que le sort nous destinait l'un à l'autre! Moi aussi je suis différent, même si cela n'est pas visible de l'extérieur!

- Quelle courtoisie! coupa-t-elle sur le ton de la dérision. Vous êtes très aimable, Mikaël, mais je n'ai point besoin de vos mensonges! Vos yeux ont exprimé clairement votre répulsion. Faisons, voulez-vous, comme si nous ne nous étions jamais rencontrés. C'est le mieux, croyez-moi, et le plus aimable que vous puissiez faire désormais.

Ces paroles pleines d'amertume soulevèrent en moi une vague de chaleur et la honte envahit mon coeur. Alors, pour prouver, à elle aussi bien qu'à moi-même, que rien n'était changé entre nous, je l'entourai de mes bras et lui donnai un baiser. Elle avait raison, je n'y trouvai plus le même plaisir tremblant, mais peut-être qu'à présent mon baiser avait une signification plus profonde qu'auparavant parce qu'elle était une créature comme moi, sans défense, et que je désirais de toute mon âme apporter une consolation à son angoissante solitude. Il se peut qu'elle comprît mon sentiment car elle se départit de sa froideur et, pressant son visage contre mon épaule, fondit en larmes silencieuses.

J'attendis qu'elle eût repris son calme puis lui demandai de relever son voile afin de m'accoutumer à son étrange beauté. Elle consentit à descendre avec moi le chemin de la colline et plus je regardais son visage et ses yeux étonnants, plus je mesurais la profondeur de l'attirance que j'éprouvais pour elle malgré ma répulsion; c'était comme si deux personnes distinctes marchaient à mes côtés et qu'en touchant l'une d'elles, je touchais les deux ensemble. Ainsi donc, en dépit de moi-même, ses yeux maléfiques prenaient-ils lentement possession de mon âme.

A notre arrivée en bas, Antti et Johanna dormaient d'un sommeil lourd auprès des bassins et il ne restait plus dans le panier à provisions qu'un os rongé et les feuilles de vigne qui nous avaient servi à couvrir le repas. Le soleil déclinait à présent et nous dûmes nous hâter sur le chemin du retour. Une fois sur le rivage, nous appelâmes le bateau afin qu'il envoyât le canot pour nous ramener à bord.

La galère de guerre revint à la nuit tombée après une vaine poursuite mais nous restâmes encore en panne deux jours et deux nuits, avant qu'un vent frais soufflant du nord-ouest ne nous permît de quitter le port et de hisser la voile.

J'avais passé ces deux jours plongé dans une réflexion salutaire qui me fit abandonner mon attitude distante et arrogante à l'égard des autres passagers; je devenais serviable, distribuais pain et médicaments à mes pauvres compagnons et faisais de mon mieux pour leur venir en aide lorsque je les voyais pleurer et prier sur leur paille puante. La nuit, je demeurais éveillé à méditer sur Giulia et sur ma vie passée. Toute joie m'avait fui depuis le moment où j'avais vu ses yeux et je pensais oublier en m'occupant des autres plus que de moi-même. Hélas, le repentir était venu trop tard!

Le lendemain de notre départ de Cèrigo, le vent fraîchit, la mer grossit et le soir l'on put voir des nuages noirs courir dans le ciel. Le bateau gémissait de toute sa membrure et se mit à faire eau plus que jamais, obligeant tous les hommes disponibles à travailler aux pompes. J'avoue qu'entre les coups de roulis, les craquements du navire, les claquements des voiles et les lamentations des malades, je tremblais de la tête aux pieds, m'attendant à sombrer dans l'onde amère à chaque instant. Pourtant notre bateau, pourri et mangé des vers tel qu'il me paraissait, ne laissait d'être un solide produit des chantiers navals de Venise, et nous sortîmes indemnes des ténèbres de la nuit.

Lorsque le soleil parut, illuminant la crête écumante des vagues, nous pensâmes avoir tout lieu de remercier Dieu et nous entonnâmes en choeur une prière d'action de grâces. Le capitaine estimait pour sa part notre joie prématurée et, dès que nous eûmes terminé notre cantique, nous hurla de prendre les rames car en fuyant devant le vent nous avions perdu le convoi. Nulle voile, nul bateau n'était en vue, et tandis que nous ramions de toutes nos forces, notre capitaine s'évertuait à retrouver la route qui nous ramènerait dans le sillage des autres vaisseaux.

Vers midi le vent tomba, bien que la mer fût encore grosse, et l'on distingua soudain une voile dans le lointain. Pour éviter une rencontre, le capitaine changea encore de cap pendant que nous poussions sur les avirons, les forces décuplées par la terreur. Il était malheureusement trop tard car si nous avions pu apercevoir la voile basse à l'horizon, l'inconnu n'avait point manqué de son côté de repérer le mât élevé de notre navire et il s'approchait à une effrayante vitesse pour couper notre retraite. Le capitaine jura violemment en le voyant, blasphéma et expédia au plus profond des enfers tous les armateurs et rapaces de Venise.

- Ce navire n'augure rien de bon pour nous! dit-il. Si vous êtes des hommes, vous pouvez empoigner vos armes dès maintenant pour lutter avec moi. Que les femmes et les malades ne montent pas sur le pont!

Terrorisé par ses propos, je regardai le navire ennemi fendre les ondes écumantes dans notre direction, entraîné par une multitude de rames. Peu après, je vis deux nuages de fumée se former sur sa proue et avant que le vent n'eût porté à nos oreilles le tonnerre des coups, un boulet de canon avait creusé en sifflant un trou dans les vagues, tandis qu'un autre fendait notre voile.

- Cette bataille est perdue d'avance! affirma Antti. Nous ne sommes ici pas plus de quinze hommes capables de nous défendre et selon les règles de la guerre - sur terre du moins, car j'ignore celles qui prévalent en mer - il nous faut déposer les armes et négocier les termes d'une paix honorable.

- Remettons-nous-en à Dieu, coupa le capitaine grêlé, et souhaitons que la galère de guerre ne soit point trop loin à notre recherche. Si je livre ce bateau sans combattre, je me couvrirai d'infamie et la Seigneurie de la république remuera ciel et terre pour se saisir de moi et me pendre au haut bout de la vergue. Si au contraire je me bats et réchappe du combat sain et sauf, elle paiera ma rançon et me délivrera de l'esclavage. Enfin, si je meurs en luttant contre les infidèles, j'ai tout lieu d'espérer que mon âme, libre de péchés, s'envolera droit au paradis.

Le frère Jean, la voix enrouée par la peur, brandissait une croix de cuivre en hurlant:

- Celui qui tombe en combattant les séides du faux prophète mérite le paradis. Celui qui meurt aux mains des infidèles au cours d'un pèlerinage gagne la glorieuse couronne des martyrs! Et en vérité, jamais cette couronne n'a été plus près de nous qu'en cet instant. Combattons donc comme des braves et que le nom de Jésus soit notre cri de guerre!

Antti écouta en se grattant l'oreille d'un air perplexe. Puis il se dirigea vers l'unique canon qui se trouvait à bord, abandonné dans un coin et couvert de vert-de-gris. Il enfonça son poing dans la bouche de l'arme pour n'en retirer que quelques débris d'anciens nids d'oiseaux. Pendant ce temps, les hommes de l'équipage étaient allés de mauvaise grâce prendre leurs piques de fer. Le capitaine remonta de sa cabine, les bras chargés d'épées rouillées et d'une arquebuse; il jeta le tout en vrac sur le pont. Connaissant le maniement des armes à feu, j'essayai de charger l'arquebuse mais la poudre avait pris l'humidité et était inutilisable.

Le vaisseau inconnu se trouvait à présent si près de nous que je pouvais distinguer les étendards verts et rouges qui flottaient au haut du mât; je voyais aussi les turbans du redoutable équipage et l'éclat des cimeterres à la lame tranchante. Plusieurs coups de feu éclatèrent à ce moment. Deux de nos hommes s'écroulèrent ensanglantés sur le pont et un troisième se saisit le poignet en poussant un hurlement de douleur. Une volée de flèches qui suivit aussitôt blessa nombre de nos défenseurs. Lorsque le frère Jean vit couler le sang et entendit les cris de détresse des blessés, il fut saisi d'une extase de terreur sacrée: les pans de son habit relevés dans sa ceinture de corde, il bondissait sur le pont en découvrant ses jambes poilues, et criait d'une voix triomphante

- Voyez le sang des martyrs! Nous nous retrouverons aujourd'hui en paradis et nul joyau n'est plus précieux devant le trône de Dieu que la couronne du martyr.

Alors d'autres pèlerins, brandissant leurs armes, se mirent à leur tour à gambader comme des fous sur le pont tandis que les infirmes entonnaient un psaume d'une voix chevrotante.

Antti m'entraîna à sa suite à l'abri du château de poupe où le capitaine ne tarda pas à venir nous rejoindre. Il ne cessait de se signer en pleurant à chaudes larmes.

- Que la Vierge et tous les saints aient pitié de moi, disait-il, et que Jésus me pardonne mes péchés! Je reconnais ce bateau, il vient de l'île de Djerba et c'est Torgut qui le commande! Torgut, un pirate sans pitié pour les chrétiens! Eh bien, puisqu'il nous faut mourir, allons donc vendre notre vie le plus chèrement que nous pourrons!


Toute tentative de résistance contre ce pirate aguerri ne pouvait qu'entraîner une inutile effusion de sang! Telle fut sans doute l'opinion des rameurs qui, à un signal donné, se levèrent de leurs bancs et abandonnèrent le bateau en se laissant glisser le long de la coque. L'ennemi jeta ses nombreux grappins d'abordage et lorsqu'il nous toucha, notre navire se trouva en un clin d'oeil attaché à son assaillant par d'innombrables cordes et chaînes. Les pirates sautèrent alors en grand nombre sur le pont et notre capitaine, en homme d'honneur qu'il était, se lança, l'épée à la main, à leur rencontre. Hélas, bien peu furent ceux qui le suivirent et il tomba, le crâne fendu, avant d'avoir donné le moindre coup. Au spectacle de sa triste fin, ses hommes lâchèrent leurs piques et se hâtèrent de lever leurs mains vides en signe de reddition; les pèlerins, qui tentèrent de poursuivre la lutte, furent abattus en un instant et nous tirâmes peu de gloire de ce combat par trop inégal.

- Notre dernière heure est arrivée! commenta Antti. Selon les règles de la guerre, nous ne sommes tenus de résister que tant qu'il nous reste une chance de succès. Inutile donc de ruer dans les brancards! Mourons plutôt, si nous devons mourir, comme de bons chrétiens.

Le frère Jean bondit sur les infidèles en brandissant son crucifix de cuivre, mais nul ne se donna la peine de le frapper; l'un d'entre eux se contenta de lui arracher son arme et de la jeter dans la mer, ce qui mit un comble à la fureur du bon moine; devenu enragé, il se précipita, griffes et dents en avant contre l'homme, quand un coup de pied dans le ventre l'envoya rouler en hurlant sur le pont.

Je vins avec Antti me glisser dans les rangs des prisonniers au moment où les pirates se dispersaient partout sur le bateau. Leur facile victoire les avait mis de bonne humeur et ils ne nous manifestaient sur l'instant aucune hostilité. Ce ne fut que lorsqu'ils s'avisèrent que nous ne transportions rien qui vaille la peine qu'ils commencèrent à agiter le poing et à nous crier des menaces, dans toutes les langues du monde. A ma grande surprise, je remarquai alors que ces hommes cruels ne venaient ni de l'Afrique ni de la Turquie et qu'en dépit de leurs turbans, le plus grand nombre d'entre eux étaient italiens et espagnols. Ils nous rouèrent de coups de poing, nous crachèrent au visage et nous arrachèrent nos vêtements, ne nous laissant pour nous couvrir que de misérables bouts de tissu. Ils s'emparèrent de nos bourses puis se mirent à palper de leurs doigts experts chacune de nos dépouilles afin de vérifier que nous n'avions pas dissimulé des bijoux ou des monnaies dans les coutures. A vrai dire, je regardais avec indifférence la perte de mes biens et ne craignais en cet instant que pour ma seule vie. Sur un morceau d'étoffe étalé sur le pont, les pirates amassèrent ensuite tout leur butin et à la fin de cette basse besogne, un homme à la peau sombre, dont le grand turban s'ornait d'un panache de plumes, apparut au milieu d'eux. Il portait un lourd manteau de soie et de brocart d'argent et tenait dans sa main une épée recourbée à la garde incrustée de pierres couleur de nuit.

Dès qu'ils le virent, nos marins se mirent à se frapper la poitrine à l'envi en faisant jouer leurs muscles, mais l'inconnu daigna à peine leur jeter un regard. Ses hommes lui indiquèrent le maigre butin et, sur un signe de lui, passèrent dans nos rangs où ils se mirent en devoir de nous tâter les muscles et de nous inspecter les dents. Je remarquai qu'ils groupaient à part les malades et les infirmes et m'en étonnai auprès de nos hommes d'équipage. Que pouvait bien signifier cette manoeuvre puisque nous nous étions tous rendus?

- Fais une prière pour trouver grâce à leurs yeux! me répondirent-ils. Ils ne gardent que ceux qui sont capables de tenir une rame! Les autres, ils les tuent!

Ma langue resta paralysée de peur dans ma bouche et je fus incapable d'émettre le moindre son.

A ce moment, ces brutes jetèrent Giulia sur le pont en riant à gorge déployée. Elle tenait serré dans ses bras mon chien, qui grondait et montrait les dents; il tenta même de mordre lorsque l'un de ces sauvages fit mine de s'approcher de lui; ils étaient fort surpris au spectacle d'un si petit animal manifestant une si grande fureur. Mais Raël était un vieux combattant et ni la vue ni l'odeur du carnage ne pouvaient l'intimider. Je voyais qu'il me cherchait, tout frémissant, et lorsqu'il eut repéré ma piste, il se débattit violemment dans les bras de Giulia pour l'obliger à le lâcher. Une fois libre, il courut droit dans ma direction, bondit sur moi en me léchant les mains joyeusement pour me montrer son bonheur de me retrouver vivant.

Le capitaine des pirates fit un geste d'impatience qui réduisit aussitôt au silence les bavards et les rieurs de sa troupe; et même les captifs cessèrent de gémir. Soudain régnait à bord un silence absolu. On avait amené Giulia devant lui qui lui ôta son voile et la considéra tout d'abord d'un air approbateur. Puis, quand il eut enfin remarqué ses yeux, il sauta en arrière en poussant un cri tandis que ses hommes faisaient des cornes avec leurs doigts pour chasser le démon. Et les prisonniers de notre bateau, oublieux de leur propre situation, se précipitèrent vers leurs gardes en levant le poing.

- Laissez-nous jeter cette femme par-dessus bord! criaient-ils. C'est elle avec ses yeux qui a apporté le malheur sur notre navire!

Je compris alors qu'ils avaient deviné son secret depuis longtemps. En laissant éclater leur colère, ils ne pouvaient rendre plus grand service à Giulia dans les circonstances présentes; en effet, le chef des infidèles, pour leur manifester son mépris, ordonna aussitôt à ses hommes de conduire la femme sous le pavillon au toit rond qui s'élevait à la poupe de leur vaisseau. Et j'avais beau savoir que seuls la violence et l'esclavage seraient désormais son lot, je n'en poussai pas moins un grand soupir de soulagement en la voyant s'éloigner.

L'arrogant capitaine leva la main une fois encore et un gigantesque esclave, noir comme du charbon et nu jusqu'à la ceinture, s'avança, un cimeterre étincelant dans la main. Son maître lui montra du doigt le groupe que formaient les vieux et les malades et se retourna pour examiner de son air méprisant notre petit groupe. Pendant ce temps le bourreau nègre se dirigeait à pas lents vers les pèlerins tombés à genoux et, sans prendre garde à leurs cris déchirants, se mit en devoir de leur couper le cou.

Je ne pus supporter de voir ces têtes sur le pont ni ce sang qui jaillissait des corps mutilés, et je m'affaissai sur les genoux, les bras autour de mon petit chien. Antti se tenait devant moi, les jambes écartées. Lorsque les infidèles parvinrent à sa hauteur pour lui palper les cuisses, ils admirèrent vivement sa puissante musculature, lui enjoignirent avec le sourire de se mettre de côté, et je perdis ainsi mon unique rempart. Je me cachai de mon mieux derrière les autres captifs et réussis à n'être examiné qu'en dernier. Ils me remirent sans douceur debout et me tâtèrent les muscles d'un air dégoûté. Il est vrai que j'étais encore affaibli par la peste et que ma vie d'escholier ne m'avait guère préparé à me mesurer physiquement avec des hommes habitués aux durs travaux de la mer! Le capitaine eut un geste de désapprobation et les gardes me forcèrent à tomber à genoux afin que le nègre pût me couper la tête. Dès qu'Antti s'avisa de ce qui se passait, il se lança droit sur moi. Le terrible nègre s'était arrêté pour essuyer la sueur qui coulait sur son front et quand il leva son arme pour me décapiter, Antti le saisit à bras-le-corps et fit voler sans hésiter bourreau et cimeterre par-dessus bord.

La scène fut si soudaine que les pirates restèrent un moment bouche bée. Puis le chef éclata de rire et ses hommes se mirent à se taper sur les cuisses en poussant des hurlements de joie. Nul ne songeait à lever le petit doigt contre Antti qui, en revanche, demeurait on ne peut plus sérieux. Son visage semblait taillé dans du marbre et il me regardait fixement de ses yeux gris.

- Peu m'importe d'avoir la vie sauve, Mikaël! me dit-il. Je veux mourir avec toi comme un bon chrétien. Nous avons vécu ensemble des aventures difficiles et peut-être que Dieu nous pardonnera nos péchés, s'il veut bien tenir compte de nos bonnes intentions. Mieux vaut en tout cas souhaiter le meilleur puisque c'est tout ce qui nous reste!

Le courage et la grandeur dont il venait de faire preuve me mirent les larmes aux yeux.

- Ô Antti, répondis-je, tu es vraiment un frère pour moi, mais comme tu es bête! Plus encore que ce que je pensais! Cesse de te conduire comme un fou et sois heureux. Moi, je prierai pour toi là-haut afin que l'esclavage chez les infidèles ne te soit pas trop cruel!

Mais je ne parlais que du bout des lèvres et tremblais comme une feuille en disant ces mots, car le paradis paraissait bien loin de moi, plus loin à vrai dire qu'il n'avait jamais été durant ma vie entière, et j'aurais bien donné ma place là-bas en échange d'un croûton de pain aussi longtemps qu'il me serait permis de le manger sur terre. Alors je me répandis en larmes plus amères encore et criai de toute ma voix comme le saint père de l'Eglise

- Je crois! ô mon Dieu, ôte-moi mes doutes!

J'eus le mérite en cette occurrence de parler en latin afin de ne point ébranler la foi aveugle de mon ami Antti. Jamais prière plus fervente n'était montée de mon coeur, mais Dieu en son paradis ne voulut point l'entendre. Le terrible nègre se hissa à bord et sauta sur le pont, tout dégouttant d'eau salée et le cimeterre entre les dents. Il beugla tel un taureau furieux puis, les yeux roulant dans ses orbites, chargea droit sur Antti qu'il eût tué à coup sûr si un ordre, lancé sèchement par le capitaine, n'eût précipité les marins à la défense de mon ami. Le bourreau, coupé dans son élan, s'arrêta net en tremblant de rage et afin sans doute d'assouvir sa colère, brandit son arme pour couper ma pauvre tête. Ce fut alors, en ce moment crucial de ma vie, que me revint à l'esprit la formule enseignée par l'homme au nez crochu.

Bismillah irrahman irrahim! croassai-je.

Le cri jaillit si convaincant que mon bourreau, ébahi, baissa son cimeterre. Je ne vis quant à moi rien de drôle dans ce mouvement, mais les cruels pirates se tordirent à nouveau de rire tandis que leur chef s'approchait de moi en souriant et me parlait en arabe. Je me contentai de lui adresser un signe quand, heureusement pour moi, mon chien fit preuve d'une intelligence bien supérieure à la mienne: il bondit en avant en remuant la queue fort courtoisement, se leva sur les pattes de derrière et resta debout immobile en tournant la tête tantôt vers le capitaine tantôt vers moi. Je vis alors l'orgueilleux pirate se baisser pour attraper Raël et le gratter gentiment derrière les oreilles. Puis il intima l'ordre de se taire à ses hommes qui s'esclaffaient encore avec un Allah akbar prononcé d'une voix grave.

Il se tourna ensuite vers moi:

- Es-tu donc musulman, toi qui invoques le nom d'Allah le Compatissant? me demanda-t-il dans un italien malaisé.

- Qu'est-ce qu'un musulman? interrogeai-je.

- Un musulman est celui qui se soumet à la volonté de Dieu, répondit-il.

- Et ne me suis-je point soumis à la volonté de Dieu?

Il me regarda avec bienveillance avant de poursuivre:

- Si tu veux prendre le turban et te convertir à la vraie foi, tu as bien fait d'en appeler à la clémence d'Allah et je te ferai grâce de la vie. Etant prisonnier de guerre, tu seras mon esclave comme le veut la loi du Prophète, béni soit son nom!

« Béni soit son nom » fut tout ce que je pus répéter après lui tant était grand mon soulagement d'apprendre que je pourrais encore vivre, respirer, manger mon pain quotidien dans ce bas monde. A ce moment, le frère Jean me saisit par la nuque et me roua de coups de pied et de poing tout en m'accablant de malédictions.

- Vipère! vociférait-il. Tu es pire que la vipère si tu trahis la foi chrétienne pour sauver ta vie misérable! Renégat! Fils du diable! Que le feu de l'enfer te brûle pour l'éternité! Si le sang du Christ a racheté tes autres péchés, celui-ci contre le Saint-Esprit n'a point de rémission. Ni sur terre ni au ciel, jamais, jamais, tu entends? tu ne trouveras le pardon!

Le maudit moine ne cessa de déverser ses anathèmes, assortis d'autres pires encore, que lorsque le capitaine Torgut, lassé sans doute de l'entendre, fit un geste de la main; aussitôt le nègre, la face hilare, leva et abattit son cimeterre et la tête du frère Jean roula sur le pont, la bouche grande ouverte pour vomir encore des malédictions. Il a sans nul doute gagné ainsi, en raison de sa foi, sa couronne de martyr, bien qu'à mes yeux sa mort n'eût guère été un modèle de piété. En tout cas l'arrêt de ses cris perçants et de ses atroces imprécations qui me faisaient trembler des pieds à la tête me procura un vif soulagement.

Le nègre reprit ensuite sa tâche, où il put sans pitié donner libre cours à sa rage; il décapitait les malheureux pèlerins avec une telle vélocité qu'une tête n'avait point encore atteint le pont qu'une autre déjà volait la rejoindre. Le capitaine, indifférent à ce labeur monotone, s'éloigna, mon petit chien toujours dans les bras et je me mis à courir sur ses talons.

Antti me fit signe de m'arrêter.

- As-tu pour de bon l'intention de suivre le Prophète, Mikaël? me demanda-t-il. Es-tu sûr que tu as eu le temps d'y réfléchir sérieusement?

Je lui répliquai sans la moindre aménité, parce que je ne voulais en aucun cas lui permettre de me donner des leçons et que j'avais entendu assez de réflexions désagréables de la part du frère Jean.

- Nombreuses sont les maisons dans la demeure de mon Père et le saint apôtre Pierre en personne a renié trois fois son Seigneur avant le chant du coq. Ne te crois donc point supérieur à lui et accepte humblement notre destin. Prends le turban!

Antti se signa avec dévotion tout en disant:

- Loin de moi l'idée de renier ma bonne vieille foi chrétienne pour jurer obéissance au faux prophète, les yeux fermés comme toi! Moi, je veux qu'on me dise d'abord à quoi nous nous engageons.

Son entêtement m'irritait, mais je n'avais pas le temps d'argumenter davantage parce que le capitaine Torgut venait de se tourner vers moi tandis que ses hommes transportaient le butin sur leur navire.

- Amener un seul incroyant à la vérité est un acte agréable à Dieu, me dit-il en italien. Suis-moi! Je suis à bord l'iman de mon bateau et je vais donc répondre avec patience à toutes les questions que tu voudras me poser.

Je m'inclinai profondément devant lui, en portant ma main à mon front comme je l'avais vu faire à ses hommes.

- Je suis devant toi tel l'enfant qui vient de naître, dis-je. J'ai quitté depuis un très long temps le pays où j'ai vu le jour et à présent que j'ai perdu mes biens et ma foi chrétienne, il n'est plus rien en ce monde que je puisse dire mien. Veuille donc me traiter à l'égal d'un enfant nouveau-né en matière de religion et je ferai de mon mieux pour comprendre et recevoir la nouvelle croyance.

- Tes paroles sont pleines de sagesse, dit-il, et tu me parais sincère. Puisse le Dieu tout-puissant t'en récompenser! Mais tu dois comprendre clairement que la loi du Prophète interdit absolument que l'on se convertisse par force ou par ruse. Renonces-tu librement à toute idolâtrie et reconnais-tu qu'Allah est le seul Dieu et Mahomet son prophète?

- Je ne comprends pas! m'écriai-je, stupéfait de ce que j'entendais. Je suis chrétien et non pas idolâtre!

- Malheur sur vous, juifs et chrétiens, qui avez reçu les Ecritures, reprit-il d'une voix pleine de courroux, et qui, pourtant, vous entêtez dans votre incroyance en corrompant les enseignements d'Abraham et de Jésus. Ainsi vous éloignez-vous du Dieu unique! Nous autres, musulmans, nous reconnaissons Abraham, ainsi que Jésus qui fut un saint homme, et sa mère Marie. Mais nous ne les adorons point comme des dieux parce que le Dieu éternel omnipotent et omniscient est un et indivisible! Les chrétiens pèchent gravement en vénérant des images dans leurs églises, puisque l'on ne peut faire le portrait de Dieu! En outre, c'est une abominable erreur, pire encore, un blasphème! de prétendre que Dieu a un fils. Les chrétiens voient leur divinité en trois personnes comme un homme pris de boisson voit double. Et en vérité il n'y a point à s'en étonner, puisque les prêtres chrétiens boivent du vin au cours de leur sacrifice alors que la loi du Prophète en interdit l'usage.

Antti sursauta en entendant ces mots:

- Voilà peut-être le signe! dit-il les yeux fixés sur le capitaine. Mes pires actions et péchés ont toujours eu pour origine une consommation immodérée de vin. Je ne puis douter plus longtemps que Dieu dans son indéchiffrable sagesse ne m'ait destiné à l'esclavage parmi les adorateurs du Prophète dans la seule fin de me guérir à jamais de mon plus grand défaut. Je ne chicanerai point au sujet de la Trinité, cette question a toujours été bien au-dessus de mon faible entendement, mais si les musulmans reconnaissent le Dieu d'amour et de miséricorde et si son prophète est réellement capable de ne me faire boire que de l'eau, alors votre foi mérite qu'on s'y arrête.

- Voudrais-tu toi aussi prendre le turban, interrogea le capitaine Torgut au comble de la joie, et te soumettre librement à la volonté de Dieu?

- Aux grands maux les grands remèdes! répondit Antti en se signant. Et si c'est un péché, que Dieu me le pardonne en raison de ma faiblesse d'esprit! Pourquoi ne suivrais-je point la destinée de mon frère Mikaël qui est plus intelligent que moi?

- Allah est bon et miséricordieux si nous suivons sa voie. Il ouvrira pour vous les portes du paradis avec ses fontaines d'eaux murmurantes. Il vous donnera à manger la chair de fruits inconnus et de jeunes vierges s'occuperont de vous. Seulement Dieu est patient alors que j'ai autre chose à faire qu'à convertir mes esclaves. Répétez rapidement ce que je dis et de la sorte reconnaissez-vous musulmans.

Nous répétâmes donc après lui du mieux que nous pûmes les mots « Allah est Allah et Mahomet est son prophète » en arabe, puis il récita la première sourate du Coran sans laquelle, nous expliqua-t-il, les musulmans ne pouvaient conclure nul accord. Tandis que nous nous débattions pour prononcer les mots, le nègre avait rassemblé les têtes coupées dans un sac de cuir où il jeta ensuite quelques poignées de gros sel. Puis le capitaine Torgut nous dit:

- Enroulez le turban autour de votre tête! A partir de maintenant vous vous trouvez sous la protection d'Allah mais vous ne serez pas de vrais musulmans tant que vous n'aurez pas appris l'arabe et que vous ne connaîtrez point les enseignements du Coran. Dieu apprécie également la tradition de la circoncision à laquelle tout bon musulman se soumet volontiers.

- On ne nous avait rien dit à ce sujet jusqu'à présent, s'écria Antti aussitôt, et je ne me sens plus très sûr du pas que je viens de franchir!

- De deux maux, un homme avisé choisit le moindre! lui murmurai-je en lui intimant l'ordre de se taire de peur d'irriter notre orgueilleux capitaine. Aussi désagréable que la circoncision puisse être, elle est toujours préférable à la décapitation! N'oublie pas que tous les saints hommes de la Bible étaient circoncis, depuis Abraham, le patriarche, jusqu'à l'apôtre Paul.

Antti reconnut que cette pensée ne lui était jamais venue à l'esprit.

- Cependant, poursuivit-il, ma virilité se révolte contre cette pratique et je crains de ne plus jamais oser regarder en face une femme convenable.

Comme notre bateau s'enfonçait sous nos pieds et coulait peu à peu, nous sautâmes à bord du navire musulman; c'était un bâtiment très étroit, construit uniquement pour la vitesse et le combat. Quatre de nos marins avaient eu la vie sauve et furent aussitôt enchaînés aux bancs de nage; quant à nous, Torgut-reis nous permit de demeurer à ses côtés tandis qu'il s'asseyait en tailleur sur un coussin devant sa tente. Sa bienveillance m'encouragea à l'interroger sur le sort qui nous était réservé.

- Qu'en sais-je? répondit-il sur un ton placide. La destinée de l'homme se trouve entre les mains d'Allah, et les jours de notre naissance et de notre mort sont prédestinés. Tu es trop faible pour tenir les rames et trop vieux pour faire un eunuque. Alors, je pense que l'on te vendra au plus offrant sur le marché de Djerba. En revanche, je garderais volontiers ton frère, qui lui, est un garçon vigoureux, pour en faire un membre de mon équipage.

- Noble capitaine, intervint Antti, ne me sépare pas de mon frère! Il est faible, sans défense et loin de moi pour le protéger il serait bientôt dévoré par les loups. Vends-nous ensemble comme un couple de pigeons pour le même prix. De plus, j'avoue n'avoir nulle envie de combattre mes frères chrétiens après avoir été témoin de la cruauté avec laquelle vous les traitez.

Le visage du capitaine Torgut s'assombrit.

- Je te défends de parler de cruauté! dit-il. Les chrétiens traitent mille fois plus sauvagement les musulmans. Par pure soif de sang, ils les tuent tous sans tenir compte du sexe ni de l'âge alors que moi, je ne tue que par nécessité et épargne avec soin tous ceux qui peuvent servir comme esclaves.

- Illustre capitaine, intervins-je afin de ramener la conversation vers des sujets moins épineux, j'ai cru comprendre que tu sers le grand sultan? Dans ce cas, pourquoi attaques-tu les vaisseaux vénitiens? Venise et la Sublime-Porte n'ont-elles point signé un traité de paix et d'amitié?

- Je vois que tu as beaucoup à apprendre, répondit le capitaine Torgut. Le sultan ottoman règne sur plus de terres et de peuples que je n'en puis compter... Et plus nombreux encore sont les pays, les cités, et les îles qui lui paient tribut pour bénéficier de sa protection. En qualité de calife, le sultan est le soleil radieux de tous les musulmans, hormis des Persans hérétiques aux cheveux rouges, la malédiction d'Allah soit sur eux! Si tu veux, le sultan représente pour les vrais musulmans ce que le pape représente pour les chrétiens et de même que le pape gouverne à Rome, de même Soliman gouverne à Istanbul, que les chrétiens appellent Constantinople. Ainsi il est le maître des deux moitiés du monde et l'ombre d'Allah sur la terre. Mais dans quelle mesure je le sers et suis ses commandements, je l'ignore; moi je n'obéis qu'au gouverneur de Djerba, Sinan le Juif, qui lui-même reçoit ses ordres du grand Khayr al-Dîn que les marins chrétiens ont confondu avec son défunt père Baba Aroush... Celui-là même que, dans leur terreur, ils ont surnommé Barberousse! A l'époque du sultan Sélim, la Sublime-Porte lui a envoyé deux galères de guerre pleines de janissaires pour l'aider.

- Tu es donc sujet du sultan? insistai-je, tous ces noms me paraissant de l'hébreu.

- Cesse de m'importuner avec ces questions difficiles! s'écria-t-il alors. Mon maître, Sinan le Juif, paye tribut au sultan de Tunis, voilà ce que je sais! Je dois ajouter cependant que l'on prononce le nom de Soliman chaque vendredi dans les prières de toutes les mosquées situées dans les domaines de Khayr al-Dîn. Ce dernier, après la mort de son père, a perdu Alger et les Espagnols ont construit une puissante forteresse sur l'île qui bloque l'entrée du port. Quoi qu'il en soit, la Sublime-Porte se trouve bien loin et, sur mer, nous faisons la guerre à tous les chrétiens, sans distinction!

Il se leva dans un mouvement d'impatience, et jeta un regard vers l'horizon. Les esclaves de la galère tiraient sur les avirons au point que la membrure craquait et que la proue soulevait des gerbes d'écume. J'avais oublié que nous étions toujours à la poursuite de notre convoi, mais le soleil déclinait déjà et nulle voile n'était en vue.

Torgut proféra des jurons d'une voix menaçante et cria:

- Où sont mes autres bateaux? Mon épée a soif de sang chrétien!

Puis il jeta sur Antti et sur moi un regard si farouche que je jugeai plus prudent de disparaître promptement de sa vue. J'allai me dissimuler entre les ballots et les caisses qui encombraient la cale et Antti m'y vint tenir compagnie. Cependant, quand le soleil cramoisi eut disparu à l'horizon, le capitaine Torgut reprit son calme et envoya un homme dans la mâture pour appeler les fidèles à la prière. Peu après, il lançait d'une voix perçante le nom d'Allah aux quatre points cardinaux. Le silence tomba sur le navire, on ferla la voile et les rames furent ramenées à l'intérieur. Le capitaine Torgut se lava les pieds, les mains et le visage dans de l'eau de mer, imité en cela par les renégats italiens et la plupart des rameurs. Ensuite Torgut fit étendre un tapis devant son pavillon et après en avoir disposé sur le pont l'extrémité en direction de La Mecque, il se mit en devoir, en qualité d'iman, de réciter les prières à voix haute. Il saisit son poignet droit de sa main gauche, se laissa tomber à genoux, et inclina son front sur le tapis; il refit ce mouvement à plusieurs reprises, suivi par ses hommes dans la mesure où l'exiguïté du lieu le leur permettait.

Tandis que retentissaient les mots étrangers, je me sentis seul et abandonné comme un misérable sans défense; je pressais mon front contre le pont, mais mon coeur se taisait et je n'osais point dire les prières apprises du temps de mon enfance. Et je ne pouvais pas non plus prier ce dieu des Arabes et des Turcs qu'ils prétendaient si miséricordieux et plein de grâce à l'égard du croyant.


*

La nuit vint mais je ne dormis guère, après la peur et les angoisses qui m'avaient assailli durant tout le jour. Je restais couché sous le ciel étoilé, à écouter le clapotis des eaux scintillantes contre la coque. Les terribles malédictions du frère Jean résonnaient encore à mes oreilles et je ne cessais de me les répéter avec horreur. Je n'en avais oublié aucune et pour mon tourment elles demeuraient toutes gravées à jamais dans mon coeur. Ce matin encore, j'étais un homme riche qui jouissait de tous les bienfaits de la vie. En Giulia, je croyais avoir trouvé une amie qui m'aimât pour moi seul, et je la désirais ardemment, tout en devant lutter pour vaincre ma répugnance. Enfin, le pèlerinage que j'avais entrepris m'avait délivré des cauchemars qui hantaient mes souvenirs! Et voilà qu'à présent, j'étais devenu le plus pauvre d'entre les pauvres, un esclave ayant pour tout bien un chiffon noué autour des reins, un esclave dont le premier acheteur venu pouvait disposer à son gré! J'avais également perdu Giulia et n'osais même pas penser à ce qui pouvait lui arriver sous la tente de Torgut. La douleur de l'avoir perdue me suffisait amplement!

Cependant, qu'était donc tout cela en comparaison de mon reniement et de mon refus du martyre auquel les autres pèlerins s'étaient si humblement soumis? Pour la première fois de ma vie, à l'âge de vingt-cinq ans, moi qui avais échappé à maints périls mortels, je m'étais trouvé confronté à un choix net et précis qui ne permettait nulle échappatoire. J'avais pris ma décision et, qui plus est, je l'avais prise sans la moindre hésitation, ni l'ombre d'un doute. Je me retrouvais donc face à face avec moi-même et plongeai tout au fond de mon âme:

- Mikaël, de la cité d'Åbo dans la lointaine Finlande, qui es-tu? Comment puis-je ne point t'abhorrer, te fuir, te haïr de la plus noire des haines, ô toi qui, quoi que tu aies fait tout au long de ta vie, n'es jamais allé jusqu'au bout de toi-même? Toujours hésitant, tu t'es chaque fois arrêté au milieu du chemin. Peut-être pensais-tu juste, mais tu n'as jamais eu assez de force pour réussir à agir justement. Au contraire! Quelles qu'aient été tes intentions, tu as agi davantage dans le sens du mal; et le pire de tout, tu l'as fait aujourd'hui, et pour cela il n'existe point de pardon.

Je sanglotai tout en cherchant à me défendre.

- Je n'ai jamais voulu renier, je le jure, je ne voulais pas, mais j'ai été obligé.

- Le même sort attendait les autres mais ils ont préféré la mort à la trahison! reprit mon implacable accusateur. Ta situation était-elle donc plus critique que la leur? Réfléchis, Mikaël, et regarde la vérité en face!

Submergé par la terreur et trempé de sueur, je scrutai l'obscurité en disant:

- Qui es-tu? Lequel de nous est-il le vrai Mikaël? Toi, qui m'accuses, ou moi, qui respire et vis et, en dépit de mon angoisse, me réjouis en secret de chaque goulée d'air que j'avale, me réjouis même de cette sueur ruisselant dans mon dos et me prouvant que je suis toujours en vie? Je veux bien reconnaître que mon repentir le plus sincère, mes chagrins les plus profonds, mes épreuves les plus amères, mes désillusions, mes leçons apprises de haute lutte, tout a glissé sur moi comme l'eau sur le plumage du canard. Et lorsque les orages furent passés, je n'ai eu qu'à me secouer pour me trouver aussi sec qu'auparavant.

« J'ai endossé l'habit de pèlerin parce que je me faisais croire que toutes les énigmes trouveraient une réponse devant la tombe de notre Sauveur, sur la terre où il est né, a vécu et est mort. Je voulais le croire parce que cela m'était agréable. Mais à présent que je me trouve en face de toi, ô Mikaël inconnu, alors je vois que c'était toi que je fuyais.

Jamais je n'avais fait confession plus sincère. Je me dévisageai avec honnêteté et tout ce que je voyais m'étonnait: à vrai dire, ce n'était que du vide.

Mon accusateur cependant n'était point encore satisfait.

- Parlons un peu de ta foi, Mikaël! poursuivit-il. Quelle est donc ta croyance? Qu'as-tu renié quand tu as renié ta foi alors que d'autres étaient prêts à mourir pour la leur?

Ce fut le coup le plus amer de tous. Le Mikaël inconnu voyait au travers de moi, et je ne pus que murmurer:

- Tu dis vrai. Je n'ai rien perdu en reniant parce qu'au-dedans de moi, ma foi n'était guère plus grosse qu'une graine de moutarde. Si j'en avais eu, je serais mort pour elle, mais mon habit de pèlerin n'était qu'une imposture!... Toute ma vie d'ailleurs n'a été qu'une imposture jusqu'à ce jour... J'aurais cependant préféré m'arracher la langue plutôt que de le reconnaître, même à mes propres yeux! Pourquoi donc l'ai-je avoué maintenant?

Pour la première fois, je sentis, en disant ces mots, un je ne sais quoi qui ressemblait à de la paix envahir mon âme. Le juge sévère qui se tenait au-dedans de moi reprit alors sur un ton plus amène:

- Eh bien, mon pauvre garçon, tu as fini par arriver au coeur de la question! A présent nous allons essayer de franchir une nouvelle étape, si tu peux le supporter, et peut-être, après tout, que nous pourrons devenir amis!Regarde, Mikaël, plonge en toi-même et avoue: au fond de toi, es-tu vraiment aussi malheureux que tu le prétends?

Dans le silence qui suivit ses paroles, je scrutai à nouveau mon néant intérieur et m'étonnai de distinguer, comme naissant dans le vide, un bonheur encore faible et incertain mais du plus bel éclat. C'était le bonheur de l'âme: je m'étais cherché, je m'étais purifié et me trouvais prêt à recommencer depuis le commencement.

- Tu as raison, ô inconnu au-dedans de moi! répondis-je d'une voix pleine d'humilité. A présent que tu m'as écrasé et réduit en poudre, je ne suis plus aussi malheureux. A vrai dire je n'ai jamais connu auparavant une si grande joie, et ne l'avais même jamais crue possible. Or maintenant, déchu comme je le suis, renégat et sans autre avenir que les chaînes de l'esclavage, non seulement je me sens réconcilié avec toi mais encore heureux. Je n'ose cependant me demander si tu viens de Dieu ou de Satan!

- Mikaël, demanda mon juge invisible reprenant sa sévérité, Mikaël, que sais-tu de Dieu ou de Satan?

- Rien! Rien, en vérité, incorruptible Mikaël! m'empressai-je d'avouer afin de préserver ma paix toute neuve. Mais qui donc es-tu?

- Je suis. Tu le sais, et cela suffit.

Je m'inclinai jusqu'à terre submergé par un bonheur si violent que je pensai que mon coeur allait éclater. Des larmes de joie me montaient aux yeux tandis que je balbutiais:

- Tu es au-dedans de moi. Je le sais, et cela suffit! Qu'il en soit ainsi: le seul juge incorruptible de tout ce que je suis et fais, demeure en mon propre coeur et plane au-dessus de toute intelligence et de tout savoir. Aussi rapide que la pensée, tu réponds à mes questions avec une voix qui ne se peut étouffer et que je ne veux point chercher à étouffer, même si, jusqu'à présent, je n'ai pas cessé de faire la sourde oreille à ses objurgations.

Ma joie ne connut plus de bornes lorsque je sentis mon chien venir se blottir doucement entre mes bras. Après avoir rongé la laisse avec laquelle Torgut l'avait attaché, il était parti à ma recherche et à présent qu'il m'avait retrouvé, il me léchait l'oreille et pressait sa truffe contre ma joue; puis il se pelotonna confortablement et poussa un long soupir de satisfaction. Je soupirai également et tombai dans un profond sommeil.

*

Nous naviguâmes tout le jour suivant, ratissant les eaux le long des côtes jusqu'au moment où nous aperçûmes une voile semblable à la nôtre. La coque et le gréement de ce bâtiment avaient été fort endommagés par des boulets de canon et, en nous approchant, nous pouvions entendre les cris des blessés qui se trouvaient à bord; peu d'hommes restaient sur le banc des rameurs et la moitié de l'équipage à peine semblait en état de tenir une arme. Le capitaine avait été tué, son corps jeté par-dessus bord et un renégat apeuré avait pris le commandement. Cet homme, à présent, était incliné jusqu'à terre devant Torgut.

- Par la grâce d'Allah, ô Torgut-reis, nous fûmes trois navires à naviguer sous tes ordres! dit-il en portant la main à son front.

Allah akbar, répondit Torgut sur un ton plein d'impatience. Et, bien qu'il se doutât de ce qui était advenu et qu'il en fût tremblant de rage, il réussit à se contrôler pour ajouter: C'était écrit! Parle!

En fait, lorsque le coup de vent avait séparé Torgut de ses deux autres bateaux, ceux-ci avaient attaqué ensemble un navire marchand qui faisait partie du convoi. Mais ses coups de canon avaient attiré la galère de guerre qui accourut à son secours et l'un des pirates, n'ayant point eu le temps de dégager ses crochets d'abordage, fut écrasé entre les deux bâtiments.

- Et toi? Qu'as-tu fait pour l'aider? demanda Torgut d'une voix doucereuse.

- Ô maître, répondit le renégat avec franchise, j'ai dégagé mes grappins et nous sommes partis de toute la force de nos rames. Allah m'est témoin que tu peux remercier ton serviteur car c'est bien grâce à ma seule présence d'esprit que tu as sauvé un de tes navires. Sache que la galère de guerre nous a poursuivis; elle tirait sur nous à coups redoublés de ses terribles canons et tu peux juger, d'après l'état où tu nous vois, de l'âpreté de notre combat. Nous avons fui non pour éviter la bataille mais pour te retrouver, afin de réfléchir sur ce qu'il convenait de faire.

Torgut était loin d'être un imbécile. Il fit donc bonne figure à ce récit et répéta à plusieurs reprises - Allah est grand!

Puis il embrassa le renégat terrorisé et lui adressa la parole sur un ton amène. Et, bien qu'il eût à l'évidence préféré le jeter par-dessus bord à coups de pied, il loua son ingéniosité devant tout le monde. Il lui octroya de nombreux présents de valeur et distribua des monnaies d'argent à l'équipage. Ensuite il fit tendre un câble pour haler le navire endommagé et mit le cap sur l'île de Djerba au large de la côte africaine. Puis il se retira sous son pavillon et durant deux jours et deux nuits, ne se montra plus, pas même à l'heure de la prière.

Les hommes de l'équipage paraissaient également abattus et redoutaient manifestement le retour. Ils avaient en effet perdu un de leurs trois vaisseaux, le second était sévèrement endommagé et mieux valait ne point mentionner le butin qu'ils ramenaient! Or ils allaient bientôt devoir comparaître devant le gouverneur de Djerba, Sinan le Juif, et lui rendre compte de tout ce qu'ils avaient fait.

Torgut, dans sa mauvaise humeur, chassa Giulia de son pavillon.

- Comment vas-tu, Giulia, et qu'est-il arrivé de terrible? L'affreux Torgut t'a-t-il fait subir des outrages? lui demandai-je avec anxiété.

- Non! répondit-elle en retirant sa main que je tenais. Après s'être convaincu que j'étais vierge, il ne m'a jamais ennuyée. Au contraire, il s'est toujours conduit comme un capitaine plein d'éducation et a même accepté de partager ses repas avec moi.

- Me dis-tu la vérité? lui demandai-je encore, ne la croyant qu'à demi. Il ne t'a vraiment pas importunée?

- Lorsque l'on m'a conduite sous son pavillon, j'étais prête à me plonger une dague dans le coeur ou quelque chose d'approchant, tant j'avais l'esprit en proie à la confusion, dit-elle en pleurant. Il sut vaincre mes craintes et par la suite prit grand soin de ne point m'irriter. Ainsi ai-je compris à son attitude que mes yeux font fuir même les infidèles! Hélas, moi qui avais espéré que je n'aurais plus à souffrir de ce qui n'est point ma faute, une fois hors des limites de la chrétienté!

Je me sentis à la fois soulagé parce que rien de mal ne lui était arrivé, et choqué de ses dernières paroles.

- Giulia, m'écriai-je sur le ton du reproche en lui reprenant la main. Giulia! Que veux-tu dire? Est-ce que tu déplores que cet homme impitoyable ait respecté ta vertu?

Elle me retira violemment sa main pour sécher ses larmes.

- Tu es bien comme tous les autres, plus borné que tu n'en as l'air! rétorqua-t-elle, ses yeux vairons lançant des étincelles de rage. Je crois sincèrement que je me serais poignardée s'il m'avait touchée! Mais je pleure parce qu'il n'a même pas essayé! Jamais! Il a tout de suite renoncé et s'est mis à marmonner des prières. Je ne puis que supposer qu'il a eu peur de mes yeux et sa répulsion me blesse au plus profond. On dirait que je ne suis même pas digne d'un barbare!

Je ne pouvais rien répondre à cela et pensais que l'horreur d'être tombée en esclavage lui avait fait perdre l'esprit. Je la consolai de mon mieux, lui disant qu'elle était pour moi belle et désirable, que ses yeux ne m'inspiraient nulle répulsion et qu'au contraire je regrettais amèrement la stupidité qui m'avait autrefois éloigné d'elle en un moment plus propice.

Lorsqu'elle eut repris son calme, elle dit avec entrain:

- Le capitaine Torgut espère obtenir de moi un bon prix à Djerba. Il a dit que c'était la raison pour laquelle il avait épargné ma vertu. Mais c'est pure courtoisie de sa part! Si je lui plaisais vraiment, il m'aurait gardée pour lui!

Son attitude déraisonnable me remplissait de rage; je me sentais devenir fou à l'idée que j'allais la perdre et que peut-être plus jamais je ne la reverrais de ma vie. L'azur intense et le brun brillant de ses yeux me paraissaient si charmants que je ne parvenais point à comprendre comment j'avais pu jamais en être effrayé.

- Giulia, Giulia! Il n'y a que les vieux qui soient riches et c'est un affreux bonhomme à barbe blanche qui t'achètera. Oh! Que ne t'ai-je prise lorsque je pouvais! Nous aurions au moins ce souvenir en commun! Plus jamais à présent, nous n'aurons rien à partager!

Elle fixa alors sur moi de grands yeux pleins d'étonnement:

- Tu divagues! dit-elle sèchement. Je t'aurais griffé le visage si tu avais seulement essayé de faire une chose pareille!

- Alors, pourquoi es-tu venue avec moi dans cet endroit isolé et pour quelle raison t'es-tu mise si fort en colère quand tes yeux ont éveillé en moi des sentiments fraternels plutôt qu'amoureux?

Giulia fit un léger mouvement de tête et poussa un soupir.

- J'aurais beau parler jusqu'au jour du Jugement dernier que tu ne me comprendrais jamais. Evidemment, j'espérais que tu allais essayer... et tu serais peut-être parvenu à tes fins parce que l'endroit était désert et que tu es plus fort que moi... Mais tu n'as pas essayé, Mikaël, et c'est ce que je ne pourrai jamais te pardonner! Je souhaite que tu souffres encore plus amèrement par amour pour moi. Mon voeu le plus cher est que tu puisses voir d'autres hommes payer des sacs d'or pour obtenir ce que tu aurais pu avoir pour rien. Voilà peut-être qui te donnera matière à réflexion pendant très longtemps!

Je songeai que décidément je ne comprenais pas grand-chose à la logique féminine! Elle se voila le visage derechef et me laissa tout seul, en proie à une grande perplexité. Je ne reconnaissais guère dans son attitude présente la femme simple et pleine d'humilité que j'avais connue.

Je vis cette nuit-là dans le ciel tant et tant d'étoiles filantes que les ténèbres parurent un moment illuminées d'une pluie d'étincelles. J'entendis le timonier murmurer des mots en arabe et lorsque je lui en demandai la signification, il me répondit:

- Je crois en Dieu et rejette Satan le lapidé3!

Il ajouta qu'Allah avait coutume de lancer sur le diable les étoiles les plus basses et que c'était de bon augure qu'il le fît alors que nous approchions de l'île de Djerba. Son explication me parut plutôt naïve, mais je gardai le silence et me contentai de soupirer en songeant à la vie d'esclave qui m'attendait désormais.


*

Nous arrivâmes le lendemain au port de Djerba. Torgut fit son apparition sur le pont pour diriger la prière et tous les hommes de l'équipage se vêtirent de leurs plus beaux habits. Ils ne portaient ni tissus bleus, ni tissus jaunes, ces deux couleurs étant respectivement celles des chrétiens et des juifs comme je l'appris plus tard. Antti et moi, nous reçûmes une bande d'étoffe propre pour l'enrouler autour de nos têtes en guise de turban. N'ayant rien pour parfaire ma toilette, je lavai mon chien malgré sa vigoureuse opposition avant de peigner avec mes doigts son pelage frisé.

L'île, basse et sablonneuse, écrasée sous un soleil de plomb, n'offrait guère un aspect encourageant. Arrivé à la hauteur des balises à l'entrée du port, Torgut fit tirer un coup d'arquebuse afin d'indiquer qu'il ne ramenait cette fois qu'un maigre butin. On put bientôt distinguer le petit dôme et le minaret blanc de la mosquée, un fouillis de huttes de torchis et, construite sur un tertre de verdure, la résidence entourée de murailles de Sinan le Juif.

Ce dernier ne vint point sur son cheval à notre rencontre, comme il l'eût certainement fait si notre arrivée eût arboré les étendards de la victoire. Seule une bande de va-nu-pieds s'attroupa sur la plage pour nous attendre. Lorsque nous quittâmes les eaux froides de la haute mer pour entrer dans le port, il nous sembla tomber dans une fournaise rougeoyante. Malgré nos beaux habits et nos armes étincelantes, nous formions un bien piètre groupe tandis que nous suivions le sentier poussiéreux qui menait à la citadelle de Sinan le Juif. En tête marchait le nègre au cimeterre qui portait sur ses épaules le sac plein de têtes de chrétiens. A sa suite, les mains liées derrière le dos, venaient les quatre marins jugés aptes à servir sur les galères. Antti et moi n'étions point attachés parce que nous avions reconnu le Dieu unique mais on nous avait mis une chaîne autour du cou. Dans sa joyeuse ignorance de l'esclavage et de la loi du Prophète, mon chien courait sur mes talons, reniflant avec avidité toutes les odeurs nouvelles qui ne manquaient guère dans cet ignoble repaire. Ensuite venaient les esclaves des galères chargés du butin que l'on avait réparti en de nombreux ballots et caisses afin de faire illusion sur son abondance. Enfin le capitaine Torgut fermait la marche avec ses hommes qui s'évertuaient à pousser de grands cris de triomphe. La populace courait derrière notre cortège en braillant des bénédictions au nom d'Allah. Les marchands, quant à eux, se tenaient devant leurs échoppes et nous montraient du doigt d'un air dédaigneux. Giulia, revêtue de ses plus beaux atours et enveloppée tout entière dans un voile, cheminait à dos d'âne immédiatement derrière Torgut, escortée par quatre hommes armés de cimeterres.

Les portes de la casbah étaient grandes ouvertes et nous vîmes des têtes humaines desséchées par le soleil, empalées sur des pieux fichés dans la muraille de chaque côté. Il y avait au milieu de la grande terrasse une vasque taillée dans une pierre entourée d'herbe. Des prisonniers et des esclaves, paresseusement étendus à l'ombre, se redressèrent pour jeter sur nous un coup d'oeil nonchalant. Torgut envoya quelques hommes à l'intérieur avec le butin et laissa tous les autres attendre près du bassin. Antti et moi restâmes également et Giulia descendit de son âne pour se joindre à nous. Les hommes de Torgut détachèrent les marins au nom d'Allah le Compatissant et leur permirent de se désaltérer à la fontaine. Je remplis moi aussi la belle coupe de cuivre ouvragé qui était fixée avec une chaîne à la margelle et m'étonnai que l'eau fût si délicieuse. J'ignorais encore que le Coran ordonne en ses préceptes que de l'eau fraîche soit tenue à la disposition de celui qui a soif, en tout lieu et à tout moment.

Sinan le Juif ne manifestait point un grand empressement à nous voir et les hommes de Torgut attendaient patiemment, assis sur les talons. Antti les observait d'un air perplexe et finit par remarquer:

- Les moeurs des gens de mer sont décidément fort différentes de celles des gens de terre! Si ces garçons que tu vois là avaient été des soldats de Germanie ou d'Espagne, ils auraient commencé par faire un bon feu pour griller de la viande... On verrait ici des cruches de bière et les pots de vin passeraient de main en main. On entendrait des cris, des jurons, on jouerait aux dés, et les catins du camp s'activeraient à l'ombre des remparts... Ah, Mikaël, nous sommes vraiment loin du monde chrétien!

Pendant qu'il philosophait de la sorte, le terrible nègre du capitaine Torgut se présenta devant lui accompagné d'un interprète italien:

- La colère est dans le coeur de Moussouf, dit celui-ci, parce que tu l'as pris traîtreusement par-derrière et que tu l'as jeté dans la mer. La loi du Prophète interdisant de se battre contre un croyant pendant la bataille, il n'a pu se venger aussitôt, mais à présent il désire se mesurer avec toi.

- Ce pauvre misérable oserait-il sérieusement me lancer un défi? lança Antti qui n'en croyait pas ses oreilles. Dis-lui que je suis trop fort pour lui et qu'il aille en paix!

Le nègre trépignait, roulait les yeux, insultait Antti tout en se frappant la poitrine et en bandant ses muscles. Antti, voulant amicalement lui donner un aperçu de sa force, quitta la pierre de moulin sur laquelle il était assis, se baissa pour la saisir et la souleva sans le moindre effort au-dessus de sa tête. Puis, non content de cet exploit, il lâcha sa main gauche qu'il mit derrière son dos et ne soutint plus l'énorme poids que de sa main droite. Plusieurs hommes de Torgut, attirés par le spectacle, se levèrent et s'approchèrent de lui; il laissa alors tomber la pierre qui résonna avec un grand bruit sourd.

Le nègre se baissa à son tour et réussit au prix d'un intense effort à lever la pierre dans ses bras, mais il eut beau faire des contorsions et des efforts désespérés, il ne parvint point à la hisser au-dessus de sa tête. Ses jambes se mirent soudain à trembler et il lâcha la pierre si brusquement qu'Antti eut juste le temps de faire un saut de côté pour ne pas avoir les orteils écrasés; il le lui fit remarquer d'une voix doucereuse, mais l'homme roula ses yeux dans leurs orbites d'une manière plus terrible encore.

- Fais attention! dit l'Italien. Moussouf menace de t'envoyer voler par-dessus la muraille. En revanche, si tu acceptes de te battre loyalement, il ne se montrera pas trop dur avec toi.

- Un de nous trois est complètement fou! affirma Antti en portant les mains à son front. Bon! Préviens cet individu qu'il va trouver ce qu'il cherche!

Il ôta le vêtement qu'on lui avait donné pour protéger ses épaules du soleil et s'avança vers le nègre. Tout ce que je pus voir ensuite ne fut plus qu'un tourbillon de jambes et de bras enchevêtrés dont brusquement surgit Antti volant dans les airs; il alla s'écraser au sol où il resta étendu sur le dos, sans connaissance. Le nègre éclata alors d'un rire joyeux; ses dents étincelaient de blancheur dans sa large face noire. Il n'avait à l'évidence nulle mauvaise intention à l'égard d'Antti.

Voyant ce dernier toujours couché sans mouvement, je m'empressai d'aller à lui mais il me repoussa, se mit sur son séant et demanda où il était et ce qui s'était passé. Je crus qu'il jouait et qu'il avait laissé gagner son adversaire pour le duper.

- Il doit y avoir quelque erreur! dit toutefois Antti en se tâtant le dos et les membres. Par ma vie, je n'arrive pas à comprendre comment je suis assis par terre alors que cet individu à peau noire ricane debout sur ses pieds.

Il se releva, le rouge au front, se précipita avec un rugissement sur son adversaire et l'on n'entendit plus pendant un instant qu'un effroyable froissement d'os et de muscles. Puis, comme par magie, Antti fut derechef soulevé en l'air et le nègre le lança par-dessus son épaule sans même tourner la tête pour voir où il retombait. Cloué sur place à ce spectacle, je fis un signe de croix machinal.

- Tourne la tête, Mikaël, ne me regarde pas! dit Antti en titubant sur ses jambes tremblantes. Je ne comprends pas ce qui m'arrive à moins que je ne sois tombé sur Satan en personne. Mais la troisième fois est la bonne et je vais empoigner ce diable couvert d'huile d'une manière ou d'une autre, dussé-je pour cela lui briser tous les os!

Une fois de plus, il se précipita vers l'autre, en faisant voler la poussière avec ses pieds, mais le nègre le reçut apparemment sans broncher, le prit par un poignet et une jambe, se mit à le faire tournoyer au-dessus de sa tête de plus en plus vite et le lâcha brusquement. Antti heurta le sol avec un bruit sourd et roula un peu plus loin dans un nuage de poussière. Je courus vers lui qui gisait à terre, ses épaules éraflées par les cailloux et le sang coulant de son nez.

- Du calme, Mikaël, du calme! dit-il en haletant, les dents serrées de rage. Je te jure que je n'y suis pas allé de main morte! Il doit avoir un truc pour me battre!

Comme il faisait mine de vouloir charger encore, le renégat italien s'approcha de lui.

- Cela suffit à présent, dit-il sur un ton conciliant. Et je t'en prie, n'éprouve nulle rancune, Moussouf ne t'en veut pas non plus. Tu n'as pas de honte à reconnaître qu'il est vainqueur parce que c'est un guresh, c'est-à-dire un lutteur réputé. Il t'a lancé trois fois de suite. Viens et avoue toi-même ta défaite. Moussouf reconnaît que tu es l'homme le plus fort qu'il ait jamais rencontré.

Antti cependant n'était point encore apaisé. Les yeux injectés de sang, il repoussa le renégat et s'apprêtait à charger de nouveau en direction du nègre lorsque le capitaine Torgut, apparaissant à l'entrée du palais, lança un ordre bref qui mit fin à notre exercice, et force fut à Antti de ravaler sa rage! Il essuya le sang qui maculait son visage et couvrit son dos écorché tandis que le nègre gonflait sa poitrine tel un coq de combat et se dirigeait d'un pas nonchalant vers le groupe des renégats pour écouter leurs louanges.

J'étais fort déçu par Antti et tentais de trouver quelque consolation dans l'idée que le voyage en mer ne lui avait pas convenu et que la maigre chère l'avait affaibli. Je n'eus cependant pas longtemps à ressasser notre défaite car le capitaine Torgut nous intima brutalement l'ordre d'aller dans le palais pour nous présenter devant son maître, Sinan le Juif. On nous conduisit dans une cour intérieure entourée de tous côtés par des colonnes et ombragée par de nombreux arbres fruitiers de différentes espèces. Sinan le Juif se tenait assis sous un dais posé sur des piliers. C'était un homme borgne avec un nez fin, une barbe clairsemée et une plume à son turban. Il n'avait guère dépassé la cinquantaine et son visage émacié trahissait le guerrier même si nous le voyions pour l'heure paisiblement assis, les jambes croisées sur un coussin.

Il commença par regarder les quatre pauvres marins mais, ne leur trouvant guère d'intérêt, les congédia rapidement d'un geste dédaigneux de la main. Il fixa ensuite son oeil unique sur Antti et sur moi et dit en italien:

- Ainsi donc vous avez pris le turban au nom d'Allah le Clément! Votre choix est le bon et si vous vous montrez des fidèles pleins de zèle, vous serez récompensés et admis au paradis avec ses fontaines d'eaux murmurantes. Mais, poursuivit-il avec un malicieux sourire, ici-bas, vous êtes des esclaves, et n'allez point vous imaginer que la loi du Prophète puisse changer votre sort! Si vous essayez de vous échapper, vos corps seront découpés en morceaux, membre après membre, et pendus sur les pierres à côté de la porte. Maintenant, dites-moi, que pouvez-vous faire si tant est que vous sachiez faire quelque chose qui soit intéressant pour votre propriétaire?

- Avec votre permission, ô prince et maître de Djerba, je suis médecin, me hâtai-je de répondre. Lorsque j'aurai appris la langue arabe et pris connaissance des remèdes utilisés en ce pays, j'exercerai avec joie pour le profit de mon maître. En outre, je puis dire sans me vanter que je connais nombre de médecines et de méthodes de guérison sans nul doute totalement ignorées ici.

Sinan le Juif se caressait la barbe tout en m'écoutant et son oeil lança un éclair lorsqu'il dit:

- Ainsi tu n'aurais vraiment aucune intention de t'échapper et ton désir est de te soumettre comme un musulman?

- Mettez-moi à l'épreuve, ô prince! rétorquai-je. Et point n'est besoin de me menacer de me découper en morceaux, une mort bien plus atroce m'attend si je tombe entre les mains des chrétiens après avoir pris le turban. C'est là, je pense, la meilleure garantie de ma sincérité.

Il se tourna pensivement vers Antti et lui ordonna de retirer son vêtement. Lorsqu'il aperçut les bleus énormes qui commençaient à apparaître sur son corps, il lui demanda qui l'avait traité d'une manière aussi rude.

- Personne ne m'a maltraité, messire! répondit Antti. Moussouf et moi nous nous sommes exercés à un petit jeu dans la cour extérieure. Nous avons mesuré nos forces au cours d'un combat amical à mains nues.

- Bismillah irrahman irrahim! s'exclama pieusement Sinan. Excellente idée! Avec un bon instructeur, s'il n'a pas l'esprit trop obtus, il pourrait rapporter comme lutteur une fortune à son maître. Dis-moi, qu'est-ce qui est nécessaire à l'homme?

- Une nourriture bonne et abondante! rétorqua Antti sans difficulté. Puisse Dieu le Miséricordieux m'envoyer un maître généreux sur ce point et je le servirai et lui obéirai fidèlement.

Sinan le Juif soupira, puis dit en se grattant la tête:

- En vérité cet homme-là est un peu simple d'esprit. Il ne doit point encore savoir que seules la prière et la profession de foi sont nécessaires dans la vie! Dis-moi encore, combien font sept et sept?

- Vingt-cinq, répondit Antti avec un regard candide.

Sinan le Juif arracha les poils de sa barbe, invoqua le nom d'Allah et demanda au capitaine d'une voix sèche:

- Te moques-tu de moi en m'amenant un individu pareil? Il mettra son maître à la rue et lui attirera les pires catastrophes avec sa stupidité.

Mieux vaut l'échanger contre une botte d'oignons si l'on trouve quelqu'un assez fou pour conclure un aussi mauvais marché.

Toutefois Antti l'amusait et il lui posa une nouvelle question:

- Quelle distance y a-t-il entre la terre et le ciel?

Antti répondit avec un large sourire:

- Je vous rends grâce, messire, de vous borner à me poser des questions faciles. Il ne faut pas plus de temps pour aller de la terre au ciel qu'il n'en faut à un homme pour plier son doigt.

- Oses-tu te jouer de moi, brute stupide! s'écria Sinan le Juif.

Antti le regarda d'un air innocent.

- Comment oserais-je me jouer de toi, ô mon seigneur et maître? Tu n'as qu'à plier ton doigt et en un éclair ma tête volera de dessus mes épaules. C'est pourquoi je dis qu'il ne faut pas plus de temps pour aller au ciel que pour plier le doigt! Evidemment, je pensais à moi, non à toi, car toi, il te faut beaucoup plus de temps pour parvenir au ciel! Oh, infiniment plus, pourrait-on dire!

Ces paroles amenèrent un sourire sur les lèvres de Sinan qui mit un point final à ses questions.

Lorsque Raël remarqua que Sinan avait l'oeil sur lui, il remua joyeusement la queue et se mit debout sur ses pattes de derrière.

- La bénédiction sur Allah! dit-il fort surpris. Amenez cet animal dans mon harem! Si mes femmes en veulent, je le leur donne!

Mais Raël grogna et montra les dents quand un eunuque tout ratatiné s'approcha de lui pour l'attraper; il ne consentit à le suivre qu'après que je lui en eus donné l'ordre et qu'on l'eut attiré par un bel os de mouton. Cependant, avant de sortir, il me lança un dernier regard lourd de reproches et je ne pus retenir mes larmes.

La peine que j'éprouvai pour Raël atténua mon angoisse lorsqu'on conduisit Giulia devant Sinan et qu'il lui ordonna d'ôter son voile.

- Pourquoi commencer par son visage! s'empressa d'intervenir le capitaine Torgut tout inquiet. Garde le meilleur pour la fin et examine en premier lieu ses autres charmes! Tu verras que je ne t'ai pas menti! Elle est aussi belle que la lune, ses seins sont des roses, son ventre un coussin d'argent et ses genoux semblent taillés dans l'ivoire.

Pour ne point s'étonner de la facilité avec laquelle je comprenais leur conversation, il faut savoir que ces pirates n'avaient en commun que leur religion. Ils venaient tous de pays distincts et chacun parlait une langue différente. Sinan était un juif de Smyrne, le capitaine Torgut un fils de pauvres Turcs d'Anatolie tandis que ses hommes venaient pour la plupart d'Italie, de Sardaigne ou de Provence, quand ce n'étaient point des Maures fugitifs d'Espagne ou renégats du Portugal.

Ils parlaient ensemble un jargon singulier composé de mots de diverses provenances et connu sous le nom de langue franque. Eux-mêmes d'ailleurs se disaient des chrétiens francs. J'avais entendu cette espèce d'idiome à bord du bateau et comme j'avais toujours été doué pour les langues, je n'avais eu aucun mal à l'apprendre.

- Pourquoi garder son visage pour la fin si elle est vraiment aussi belle que la lune? demanda Sinan le Juif en jetant un regard soupçonneux sur le capitaine Torgut. Je vois à ton air qu'il y a quelque chose de louche là-dessous et je veux connaître le fin mot de cette histoire!

Il passa ses doigts effilés dans les poils de sa barbe et ordonna à Giulia de se déshabiller. Elle esquissa un bref mouvement de pudeur puis obéit et se dépouilla de tout, hormis du voile qui couvrait son visage. Sinan lui fit signe de se tourner et il l'examina aussi bien de dos que de face.

- Trop maigre! finit-il par laisser tomber d'un air méprisant. Elle peut à la rigueur enflammer un jeune garçon mais un homme d'âge mûr a besoin d'un coussin plus large et plus moelleux! Seul un homme aux membres encore fermes et nerveux peut se contenter d'une planche!

- Au nom du Clément! s'écria le capitaine Torgut, le visage assombri par le courroux. Tu oses traiter cette fille de planche! Ce ne peut être que par avarice, pour rabaisser sa valeur et faire diminuer son prix! Mais tu n'as pas tout vu!

- Ne t'excite pas, Torgut, je t'en prie! J'admets volontiers que cette fille ne manquera pas de charmes après un régime abondant et régulier de bon couscous qui lui donnera de beaux seins comme des calebasses bien mûres. Mais c'est son acheteur qui s'occupera de sa nourriture. Moi, elle ne m'intéresse pas!

Alors Giulia, perdant patience, arracha le voile qui lui couvrait le visage, le jeta par terre et le piétina avec rage en criant:

- Sinan le Juif, tu n'es qu'un méchant homme et je ne supporte plus ton insolence. Regarde-moi dans les yeux si tu l'oses et tu verras ce que tu n'as jamais vu jusqu'à aujourd'hui!

Sinan le Juif se pencha vers elle et regarda.

Son oeil unique faillit jaillir de son orbite.

Sa mâchoire tomba, révélant ses dents gâtées et il fixa sans ciller les yeux de Giulia.

A la fin, il se cacha le visage dans les mains en hurlant d'une voix rauque:

- Est-ce un spectre, une sorcière ou un djinn? Ou bien est-ce que je rêve? Ses yeux! Ses yeux sont de couleur différente: l'un est bleu et sinistre, l'autre brun et mensonger!

Torgut, tout en étant fort contrarié, se défendit avec âpreté:

- Non, Sinan, tu ne rêves pas! Ne t'avais-je pas dit que je t'amenais un trésor comme on n'en avait jamais vu? Un oeil est un saphir, l'autre une topaze et ses dents sont des perles de l'eau la plus pure.

- As-tu dit un trésor? s'exclama Sinan avec incrédulité. Pourquoi s'étonner que tu aies perdu un de tes bons navires avec cette fille à bord et son mauvais oeil s'il en fût! Je tremble à la seule idée du malheur que tu dois avoir apporté sur ma maison. Allah! Il va me falloir dépenser des fortunes en eau de rose pour purifier le sol et les montants des portes de ma demeure. Et tu oses l'appeler un trésor!

- Bien! répondit Torgut, les yeux humides et les lèvres tremblantes à voir son dernier espoir évanoui. Je lui ferai donc arracher un de ses yeux, ainsi personne n'aura plus rien à redouter. Je crains cependant de ne point tirer un bon prix d'une femme borgne!

L'inquiétude que j'éprouvais au sujet de Giulia devint alors plus aiguë que jamais et il me vint à l'idée ce qui me sembla être une véritable inspiration. Je m'avançai résolument et après avoir obtenu la permission de parler, prononçai les mots:

Bismillah irrahman irrahim! J'ai maintes fois entendu dire que rien n'arrive qui ne soit voulu par Allah et que tout est écrit. Pourquoi dès lors vous opposer à sa volonté avec un tel entêtement, car il a clairement induit le capitaine Torgut à nous amener tous les trois en ta présence. Ne devriez-vous point rechercher le sens caché de sa venue ici au lieu de lui arracher un oeil ?

Je vis que mon intervention avait fait une profonde impression sur Sinan qui se caressait la barbe lentement, d'un air pensif, même s'il ne daigna point s'abaisser à me répondre. Après être resté un temps silencieux, il envoya quérir le livre saint. C'était un grand volume orné d'or et d'argent, posé ouvert sur un support d'ébène afin qu'on pût tourner les pages sans changer de position.

Il inclina la tête et murmura quelques versets avant de dire:

- Que le livre sacré soit donc mon guide!

Puis il en retira une longue aiguille d'or qu'il tendit à Guilia.

- Bien que tu ne sois point croyante, prends cette aiguille et introduis-la entre les pages. Je lirai le passage sur lequel la pointe tombera. Puissent ces lignes être mon guide et déterminer ton sort et celui de tes compagnons! Je vous prends tous à témoins que je veux me soumettre au jugement d'Allah le Tout-Puissant.

Giulia se saisit de l'aiguille comme si elle eût préféré l'enfoncer dans le corps de Sinan, mais elle obéit et d'un air de défi l'introduisit au hasard entre les feuilles du Coran. Sinan ouvrit le volume avec respect et lut le passage indiqué par la pointe de l'instrument.

- En vérité Allah est grand et merveilleuses sont ses voies! s'exclama-t-il d'une voix remplie d'étonnement. Ceci est la sixième sourate, celle appelée Alanam, bétail. N'est-ce point assez clair car vous les esclaves, qu'êtes-vous, sinon du bétail? L'aiguille s'est arrêtée sur le soixante et onzième verset. Ecoutez:

Dis: Invoquerons-nous, à l'exclusion de Dieu, ceux qui ne peuvent ni nous être utiles ni nous nuire? Retournerons-nous sur nos pas après que Dieu nous a dirigés dans le chemin droit, pareils à celui que les tentateurs égarèrent dans le pays pendant que ses compagnons l'appellent à la route droite et lui crient: Viens à nous? Dis: la direction de Dieu, voilà la direction! Nous avons reçu l'ordre de nous vouer au Seigneur de l'univers.

Il leva les yeux d'un air plein de stupeur et examina tour à tour Giulia, Antti puis moi.

- En vérité Allah est Allah! répéta Torgut lui aussi en proie à l'étonnement. Je ne me suis point trompé en amenant cette fille dans ta maison.

Je ne puis dire si Sinan le Juif était tout de bon enchanté du décret du Coran lorsqu'il énonça:

- Je reprends tout ce que j'ai dit en ma folie. Qui suis-je pour mettre en doute le jugement d'Allah? Toutefois j'ignore encore ce que je ferai de ces trois esclaves et je vais donc les prendre, Torgut, à un prix raisonnable. Je te donne devant témoins trente-six ducats, ce qui constitue, avec le cheval que tu as déjà reçu, une belle somme pour des créatures sans utilité ni éducation.

- Maudit sois-tu, Sinan le Juif, toi qui essayes de me voler! s'écria Torgut sur le ton de la colère. La fille est quasi vierge, le Franc aux yeux gris doué d'une force peu commune et le troisième porte le nom de l'ange qui régit le jour et la nuit. De plus, c'est un habile médecin et un homme cultivé qui parle toutes les langues franques sans compter le latin! Cette somme multipliée par dix serait encore une perte pour moi et je ne parlerais même pas d'une offre aussi minable si tu n'étais mon père et mon ami.

- Le soleil t'a desséché la cervelle! rétorqua Sinan le Juif à son tour courroucé. Il y a à peine un instant tu étais prêt à tuer la fille ou du moins à lui arracher un oeil et voilà qu'à présent tu exagères ses charmes inexistants dans le seul but de me voler. Si tu repousses une offre honnête, va vendre ces esclaves au marché ouvert et je suis prêt à payer l'enchère la plus élevée, à condition que tu jures par le Coran de ne soudoyer personne pour faire monter le prix.

- Comme s'il y avait quelqu'un au bazar, dit Torgut le regard mauvais, pour se risquer à renchérir sur toi! Et toi, pendant ce temps, tu ferais courir de faux bruits sur ces esclaves pour en diminuer le prix. Le Coran t'a révélé leur vraie valeur et je me soumets à sa loi, même si je dois y perdre. N'était-ce point le soixante et onzième verset de la sixième sourate? Eh bien, cela fait soixante-dix-sept ducats d'or - un chiffre bénéfique qui en lui-même souligne l'intention d'Allah. A moins que tu ne préfères la valeur numérique des lettres?

- Non, non, jamais de la vie! hurla Sinan le Juif en s'arrachant les poils de la barbe. Nous y perdrions tous deux notre temps car les érudits eux-mêmes ne sont pas d'accord sur ces valeurs!

« De toute façon, le texte de la sourate ne mentionnait jamais l'or.

- Quelle inconvenance de ta part de lutter ainsi contre la volonté d'Allah! Si j'étais plus instruit, je pourrais te montrer un grand nombre de caractères qui signifient or; mais il me suffit que le Coran soit plus précieux que l'or et que chaque lettre contienne quatre-vingt-dix bénédictions! Trêve de dispute donc! Je me contenterai des soixante-dix-sept ducats!

Pour finir, Sinan le Juif compta les ducats, envoya Giulia au harem et nous congédia Antti et moi. Nous retournâmes donc dans la cour extérieure, où nous trouvâmes les hommes de Torgut accroupis en rond autour de grands plats remplis de viande de mouton et de riz cuits dans la graisse. Ils se servaient directement, prenant des morceaux de viande et modelant des boulettes de riz bien rondes avant de les porter à leur bouche. Captifs et esclaves, attroupés derrière eux, suivaient avec des airs d'affamés le trajet de chaque bouchée jusqu'à sa disparition, et ce spectacle m'accabla de tristesse. Toutefois Moussouf nous fit une place, comme nous passions près de lui, et offrit à Antti un beau morceau de mouton tout dégoulinant de graisse que je le pressai d'accepter en signe de paix. La viande commença alors à diminuer rapidement et j'eus toutes les peines du monde à en obtenir un petit morceau. Les renégats qui avaient admiré la prouesse d'Antti, nous regardaient maintenant d'un oeil torve en invoquant le nom d'Allah.

- Regardez! Ce n'est pas un vrai musulman! fit remarquer l'un d'entre eux, une fois le plat vide. Voyez comment il se tient: il est assis sur le derrière et s'essuie la bouche à pleines mains.

Cette réflexion ne plut guère à Antti et je m'empressai de parler à celui qui l'avait faite.

- Nous venons à peine de découvrir la voie droite et il est vrai que, tels des aveugles, nous avançons en trébuchant sans personne pour nous guider...

« Enseigne-nous donc les règles de la bonne conduite!

Antti, à ce moment, vociférait pour réclamer encore de la viande et nul doute que Sinan le Juif ne fût bien disposé à notre égard car l'eunuque tout ridé ordonna aussitôt aux serviteurs de remplir les plats. Je priai Antti de se taire pour écouter les musulmans nous enseigner les bonnes manières de se tenir à table et de se comporter dans la vie en général. Et nos compagnons, visiblement ravis, se mirent tous à la fois en devoir de faire notre éducation. Il faut toujours se laver les mains avant de manger, dirent-ils, et bénir le repas au nom d'Allah... il faut s'asseoir les jambes croisées devant le plat, reposer sur la fesse gauche et n'utiliser que trois des doigts de la main droite pour prendre la nourriture... on ne se sert point de couteau, tout étant préalablement coupé en morceaux de taille convenable et l'on ne doit pas porter à sa bouche une plus grande quantité que ce qui se peut avaler sans difficulté... on doit également malaxer les grains de riz jusqu'à en faire de petites boulettes et non point les enfourner dans sa bouche comme de la bouillie... Un homme bien élevé s'abstient de regarder ses compagnons et fixe ses yeux droit devant lui... de plus, il doit toujours se contenter de ce qu'il a obtenu.

A la fin, ils récitèrent une ou deux phrases du Coran.

- Ô croyants, mangez les bonnes choses que Dieu vous a accordées et rendez-lui grâces.

Avant que les plats ne fussent complètement nettoyés, ils soulignèrent qu'un croyant ne devait jamais terminer la nourriture afin d'être en mesure de distribuer les restes aux pauvres. Ainsi laissèrent-ils de nombreux morceaux de viande avec du riz et tendirent-ils les plats aux esclaves et aux captifs. Ces derniers se battirent alors sauvagement et, bien que chrétiens, ne firent preuve d'aucun esprit de religion!

J'étais fort intéressé par tout ce que me disaient les musulmans. Ils poursuivirent donc leur leçon en parlant du jeûne du Ramadan et du pèlerinage à La Mecque; tout croyant doit l'entreprendre au moins une fois en sa vie mais s'il en est empêché par la pauvreté ou quelque autre raison, cela ne lui est point imputé à péché. Je leur demandai s'il leur était permis de boire du vin et ils poussèrent tous un grand soupir avant de dire:

- Il est écrit: Ô croyant, le vin, les jeux de hasard, l'adoration des statues et le jeu de dés, sont une abomination inventée par Satan: abstenez-vous-en, et la bénédiction sera sur vous.

D'autres alors se récrièrent:

- Il est écrit également: Boire du vin est un grand péché bien que l'on puisse en retirer quelque plaisir. Cependant le péché est plus grand que le plaisir.

Un eunuque, qui était resté derrière nous à nous écouter, ne put se retenir plus longtemps d'intervenir.

- Il y aurait beaucoup à dire sur le vin et nombre de poètes, en particulier les Persans, ont célébré ses plus belles qualités. Il faut savoir que le persan est la langue des poètes comme l'arabe est celle du Prophète, alors que le turc n'est parlé que par les chiens des grandes villes. Les poètes, en chantant les louanges du vin, s'en servaient comme symbole de la vraie foi. Néanmoins, et en dehors de son utilisation symbolique, le vin est bénéfique: il stimule les reins, fortifie les intestins, ôte les soucis, et suscite en l'homme la noblesse et la grandeur. A vrai dire, si Allah, en son indéchiffrable sagesse, n'eût point interdit au croyant d'en boire, le vin n'aurait point d'égal en ce monde.

Antti se retourna d'un air courroucé vers l'eunuque.

- Espèce de chapon, s'écria-t-il, tu me casses les oreilles! Sache que j'ai pris le turban dans le seul but d'échapper à la malédiction du vin! Du vin qui s'écoule avec notre bon sens et notre argent, du vin qui rend l'homme malade et lui fait voir des créatures qui n'existent pas! Allah me préserve de laisser jamais cette saleté toucher mes lèvres!

- Je vois que tes questions sont d'un homme sincère, dit l'eunuque en s'accroupissant derrière moi. Tu fais preuve de bonne volonté en t'enquérant en premier lieu de ce qui est interdit. Mais il n'est point dans l'intention d'Allah de réduire ses fidèles en esclavage et de leur rendre la vie impossible. Apprends les prières imposées, donne l'aumône que tu peux, et pour le reste, remets-t'en à Allah l'éternel Miséricordieux. De toute façon, tu pourrais passer ta vie entière à étudier le Coran et les interprétations des érudits sans en être plus sage pour autant.

Je l'écoutais parler tout en songeant qu'il devait poursuivre quelque but.

- Si ce que tu dis est vrai, interrompit Antti, l'enseignement du Prophète, béni soit son nom, serait alors tel un vêtement ample qui ne gêne d'aucune manière celui qui le porte. Je ne puis croire cependant ce que tu dis: tous les prêtres, moines, professeurs qu'il m'a été donné de rencontrer ont toujours commencé par interdire les choses agréables, comme par exemple les plaisirs de l'oeil ou ceux de la chair; ils ne cessent de répéter que le chemin qui mène au ciel est étroit et plein de pierres et que toutes les routes larges et unies mènent droit en enfer.

Mardshan, l'eunuque, sourit de toutes ses rides pour répondre:

- Nombre de choses sont agréables à Dieu, il est vrai, beaucoup plus que je ne suis capable de me rappeler, mais toutes ne sont point nécessaires! La tradition raconte que le Prophète, la bénédiction soit sur lui, a dit une fois:

Si une âme sans une seule bonne action à son actif se présente devant Allah le dernier jour et qu'elle mérite les feux de l'enfer, elle peut faire appel et dire: « Maître, tu t'es nommé toi-même miséricordieux et clément; comment donc peux-tu me condamner aux feux de l'enfer? » Alors Allah dans toute sa gloire répondra: « Il est vrai que je me suis nommé moi-même miséricordieux et clément; conduisez donc mon serviteur au paradis au nom de ma miséricorde, car je suis le plus miséricordieux de ceux qui montrent de la miséricorde.

- En vérité, l'enseignement d'Allah est un enseignement tout de bonté et de clémence! dit Antti d'un air surpris. J'avoue que si je n'avais point vu de mes yeux remplir en son nom un sac de têtes salées, on pourrait me faire accroire que c'est le meilleur de tous. Mais on peut me raconter tout ce que l'on voudra d'un dieu qui ordonne de tuer des innocents à cause de leur foi, hormis qu'il est miséricordieux! Dis-moi donc qui peut se convertir après qu'on lui a coupé la tête?

Tout en écoutant, je ne cessais de m'interroger sur la raison qui poussait ce Mardshan à se donner tant de mal pour nous brosser un tableau séduisant de la religion.

- Tu nous as conté là une belle histoire pleine de piété! lui dis-je. Quelles sont donc tes intentions? Qu'attends-tu de nous?

- Moi! s'exclama-t-il en levant les bras en signe d'étonnement. Moi, je ne suis qu'un pauvre eunuque! On m'a seulement chargé de t'enseigner l'arabe si tu apprends vite. Ton frère quant à lui deviendra un guresh si le nègre Moussouf consent à lui montrer son art. C'est tout ce que mon maître peut lui proposer pour l'instant.

Sinan le Juif et le capitaine Torgut apparurent alors aux portes du palais et le bruit dans la cour s'apaisa aussitôt. Sinan s'adressa aux pirates et leur fit distribuer des vêtements d'honneur ainsi que de petites sommes d'argent. Puis la nuit vint et Mardshan nous conduisit vers les communs du bâtiment; il nous montra à nous installer du mieux que nous pûmes dans les baraques où étaient logés les esclaves et les hommes de la garde de Sinan le Juif.

*

Avec le Coran comme livre d'études, Mardshan m'apprit donc la langue arabe et m'enseigna à lire et à écrire ses étranges caractères. Moussouf avait repris la mer avec le capitaine Torgut et Sinan le Juif dut trouver un autre professeur de lutte pour Antti. On m'avait rendu mon chien et je ne saurais dire lequel de nous deux en était le plus heureux! En fin de compte, comme on le voit, je n'avais point à me plaindre de ma condition d'esclave! Et pourtant, à mesure que les jours passaient, l'impression d'être surveillé et épié dans mes moindres mouvements me pesait chaque jour davantage et je m'interrogeais avec angoisse sur le sort qui m'était réservé. Sinan le Juif n'était point homme à répandre ses faveurs sur qui que ce soit sans avoir de bonnes raisons!

Un jour, tandis que je frottais vigoureusement à la brosse le sol de la pièce réservée aux bains, Giulia vint à moi sans être vue de personne.

- Pour l'esclave, travail d'esclave! ironisa-t-elle.

- Giulia! m'écriai-je, si heureux de la voir que j'en oubliai ses paroles blessantes. Es-tu bien traitée? Puis-je faire quelque chose pour toi?

- Brosse ton pavé et garde les yeux baissés en ma présence. Je suis une dame distinguée qui n'a rien à faire qu'à manger du bon couscous et des pétales de rose conservés dans le miel. Tu peux constater d'ailleurs que mes joues sont nettement plus rebondies qu'autrefois.

- Sinan le Juif a-t-il pris son plaisir avec toi? demandai-je en proie à une terrible jalousie. Et vivre ainsi à ne rien faire ne te pèse-t-il point? La paresse est mère du vice, Giulia, et je ne voudrais pas que tu y sombres.

Elle releva son voile d'un geste machinal et me tapota la joue.

- J'ai toute raison de penser que mon maître prend son plaisir avec moi, car il m'appelle souvent en sa présence et me fait regarder à l'intérieur d'un plat de cuivre rempli de sable dans lequel je trace des lignes avec mon doigt.

- Allah! criai-je, sans rien comprendre au comportement surprenant de notre maître. Et pourquoi veut-il que tu traces des lignes dans le sable?

- Comment le saurais-je? répondit Giulia d'un air enjoué. Je crois qu'il a dû retomber en enfance et qu'il lui plaît d'avoir une excuse pour m'appeler et admirer ma beauté. Parce que je suis réellement belle comme la lune et que mes yeux ressemblent à des joyaux de couleur différente.

J'entendis un éclat de rire fuser derrière moi et Sinan le Juif écarta un rideau pour s'avancer vers nous, ne pouvant contenir plus longtemps son hilarité.

Mardshan l'eunuque le suivait, collé à ses talons, et se tordait les mains d'un air effaré. Je crus ma dernière heure arrivée: j'avais osé adresser la parole à Giulia et elle avait découvert son visage, ce qui, chez les musulmans, constitue un grave péché!

Malgré la terreur panique qui s'était emparée de moi, je ne songeai qu'à sauver Giulia.

- Punis-moi, ô maître, dis-je en levant ma brosse. Elle est innocente et c'est moi qui lui ai parlé le premier! Sache cependant que nous n'avons pas dit un seul mot qui ne soit à la gloire de ta bonté et de ta sagesse.

- J'ai entendu la chaleur de vos louanges, en effet dit Sinan, riant encore plus fort. Lève-toi et laisse ton nettoyage, Mikaël. Ne crains rien. Ne m'as-tu point déclaré être médecin? Alors tu dois savoir qu'une femme a le droit de paraître dévoilée sans pécher devant un homme de ta profession. Viens à présent, il est temps que nous parlions sérieusement. Je veux te présenter à ton futur maître auquel désormais tu devras obéissance.

Il s'en fut et mon sang se glaça dans mes veines.

- Sinan t'a donné en cadeau et il te faut suivre Abou al-Kassim, ton nouveau maître, insista Mardshan. C'est un marchand de drogues de mauvaise réputation, la malédiction soit sur lui! Il vient de la ville d'Alger.

Mon coeur battait à grands coups dans ma poitrine mais Mardshan m'intima l'ordre de me dépêcher et n'ayant point le choix, je courus derrière Sinan.

Les yeux baissés, je pénétrai dans la pièce; Sinan s'adressa à moi avec bienveillance, m'invita à prendre place sur un coussin et à regarder sans crainte. J'obéis et fus surpris de voir en face de moi un homme de petite taille semblable à un singe et vêtu de haillons. Il avait un air tout à fait malhonnête et tandis que je me soumettais à l'examen de son regard perçant, je pensais que je n'avais rien à espérer de bon de cet individu.

Je me tournai, l'air implorant, vers Sinan qui me dit alors dans un sourire:

- Voici ton nouveau maître, Abou al-Kassim. C'est un homme très pauvre qui gagne à peine de quoi vivre en diluant de l'eau de rose et en vendant des imitations d'ambre gris et du noir de fumée de mauvaise qualité pour les yeux. Il a promis de t'envoyer tous les jours à la madrassa de la mosquée à Alger, où tu auras l'occasion d'écouter les meilleurs professeurs. Ainsi tu apprendras plus rapidement la langue arabe et les piliers de la foi: la loi, la tradition, et le droit chemin.

Je n'osai pas élever la moindre protestation et inclinai ma tête en signe de soumission.

- On m'a dit que tu es médecin et que tu connais les remèdes chrétiens, dit alors Abou al-Kassim en me dévisageant. J'ai eu une dure journée et souffre à présent de l'estomac. Peux-tu me guérir?

L'expression de ses petits yeux méchants m'était si désagréable et je le trouvais si repoussant que je n'avais nulle envie de l'examiner, mais force me fut d'obéir.

- Montre-moi ta langue? ordonnai-je. Es-tu allé à la selle aujourd'hui? Attends, je vais te prendre le pouls... Il ne me reste plus qu'à tâter ton estomac... et je vais te dire de quel remède tu as besoin.

Abou al-Kassim se prit le ventre en gémissant:

- Oui, je vois que tu connais ton métier tel qu'on le pratique chez les Francs. Mais, je crois que le meilleur remède pour soigner mes douleurs serait une coupe de bon vin...


« Et si c'est un médecin qui me l'ordonne, je pourrai la boire sans pécher.

Je commençais à me demander s'il ne me mettait pas à l'épreuve, quand Sinan le Juif se mit à son tour à se frotter le ventre en poussant de grandes lamentations.

- Maudit sois-tu, Abou al-Kassim! criait-il. Tu as introduit une maladie contagieuse sous mon toit et voilà que je suis atteint moi aussi! L'enfer se déchaîne dans mes entrailles et je pense que seul le remède dont tu as parlé peut m'apporter quelque soulagement. Par la grâce sans limite d'Allah, il se trouve que j'ai ici une jarre scellée pleine de vin. Je la tiens d'un capitaine de vaisseau qui m'a affirmé en me l'offrant n'en point connaître de meilleur. Pouvais-je refuser son cadeau sans l'offenser? Nous avons confiance en toi, Mikaël. Brise le sceau, hume ce vin et goûte-le, puis dis-nous s'il nous fera du bien. S'il en est ainsi, nous pourrons en boire sans commettre de péché.

Les deux vieux fripons assis en face de moi me regardaient, mine benoîte, comme si j'eusse été leur maître au lieu de leur esclave, et je ne vis point d'autre issue que de briser le sceau de la jarre.

Je versai ensuite le vin dans les trois coupes artistement ciselées que Sinan me tendit avec empressement.

- Goûte à présent le remède, m'ordonna-t-il, et dis-nous s'il convient pour traiter notre maladie.

Je savais que ce n'était point la qualité du vin qu'il mettait en doute mais qu'il désirait à la fois s'assurer que la boisson ne contenait nul poison et me compromettre afin que je ne puisse aller plus tard le dénoncer. Quoi qu'il en fût, je savourai avec plaisir le breuvage sombre, doux et parfumé avant qu'il n'eût à répéter son ordre.

- Au nom d'Allah, buvez! leur dis-je. C'est un excellent vin capable de guérir à coup sûr toutes les maladies du corps et de l'esprit.


Quand nous eûmes bu, et bu, et bu encore, Abou al-Kassim s'adressa à moi.

- On m'a dit que tu as appris l'art de la guerre chez les chrétiens, que tu as combattu toi-même, que tu parles plusieurs langues franques et que tu connais en général toutes ces matières mieux que l'on ne pourrait s'y attendre d'un homme de ton âge. Mardshan l'eunuque s'en est souvent étonné devant moi!

Je gardai le silence et, les joues en feu, bus encore une coupe. Les mots sonnaient étrangement dans la bouche de ce vieux loqueteux.

- Que dirais-tu, reprit-il, si, outre fabriquer des drogues frelatées et poursuivre de vaines études à l'école de la mosquée, tu avais la chance de servir le plus grand souverain du monde?

- Je l'ai servi assez longtemps, répondis-je les lèvres pincées, et n'en ai obtenu pour toute récompense que de l'ingratitude. Non! J'en ai assez de l'empereur! Il a même tenté de m'expédier au-delà de l'océan occidental pour lui conquérir de nouveaux royaumes, sous le commandement d'un ancien porcher!

Abou al-Kassim me coupa avec impatience:

- Tu parles de choses que je ne connais point. Je ne pensais pas à l'empereur des incroyants, le souverain de Germanie et d'Espagne, mais au grand sultan Soliman. Lui sait récompenser ceux qui le servent avec justice et libéralité.

- La bénédiction sur lui! ajouta Sinan le Juif. Le sultan a ravi aux chrétiens les places fortes de Belgrade et de Rhodes. Il a déjà conquis la Hongrie et, selon la prédiction, va étendre sa domination sur tous les peuples de la chrétienté. Il est la Sublime-Porte, le refuge de tous les rois. Il fait du riche un pauvre et du pauvre un riche et ne laisse personne plier sous un fardeau trop lourd, de sorte que les hommes vivent sans crainte et dans une fraternelle entente à l'intérieur de ses domaines.

- Ne crois point que ce soit là propos d'ivrogne! renchérit Abou al-Kassim avec enthousiasme. Dans l'empire de Soliman, la justice est incorruptible, car ses juges prononcent leurs sentences selon la loi et non selon les personnes. Nul n'est contraint à renoncer à sa foi et les juifs comme les chrétiens y jouissent des mêmes droits; par exemple, le patriarche grec porte le titre de grand vizir et fait partie du divan, que vous appelez conseil. Aussi est-ce bien la raison pour laquelle les opprimés et les persécutés du monde viennent se réfugier à la Sublime-Porte où ils trouvent protection. La bénédiction sur le sultan Soliman, le soleil du peuple et le maître des deux moitiés du monde!

Hosannah! s'écria Sinan le Juif, les larmes aux yeux et oublieux de son turban.

J'en conclus qu'ils devaient être tous deux passablement pris de boisson et résolus de ne croire que la moitié de tout ce qu'ils me raconteraient. Sinan le Juif déplia ensuite une grande mappemonde sur laquelle il suivit avec le doigt les côtes d'Espagne, d'Italie et de Grèce puis, à l'opposé, celles de l'Afrique. Il me montra où se trouvaient l'île de Djerba, puis le sultanat de Tunis, la ville d'Alger et enfin l'île de Zerjeli où Khayr al-Dîn rassemblait sa flotte.

- Il y a trois cents ans, trois trop longs siècles! que les Hafsides sont les maîtres de ces côtes, ajouta-t-il. Le sultan Muhammed, qui se trouve aujourd'hui à la tête de Tunis, n'est qu'un vieux débauché, allié de surcroît à l'empereur chrétien. Sa famille régnait également sur Alger quand le grand Khayr al-Dîn et son frère les ont jetés dehors et se sont placés sous la protection de la Porte. Mais les traîtres hafsides ont demandé de l'aide à l'empereur, les deux frères de Khayr al-Dîn ont tous deux péri en combattant contre les Espagnols et les Berbères, et Alger est donc retombée aux mains de la vieille dynastie. En échange de leur aide, les Espagnols ont élevé à l'entrée du port une puissante forteresse qui constitue un obstacle considérable dans la guerre que nous poursuivons en mer contre les chrétiens. Par leur attitude, les sanguinaires Hafsides se sont eux-mêmes dressés contre Soliman qu'ils n'invoquent plus dans les mosquées au cours des prières d'intercession du vendredi. Sélim ben-Hafs a mis un point final au délai de grâce qui lui avait été accordé en signant une alliance avec les incroyants et en permettant aux Espagnols de s'installer à l'entrée du port.

- Cependant, chez les chrétiens on raconte que le sultan a signé avec la France un traité contre l'empereur, dis-je. Comment est-il donc possible que le grand Soliman accepte de s'allier avec un infidèle si de telles alliances sont aussi condamnables?

Ils échangèrent un regard perplexe et Sinan le Juif se décida à répondre:

- Nous ne savons rien de cette histoire mais de toute façon, le sultan a parfaitement le droit de venir à l'aide du roi de France si ce dernier l'en prie humblement. Il s'agit dans ce cas d'affaiblir le pouvoir de l'empereur, alors que le souverain d'Alger et de Tunis appelle à son aide des infidèles contre le sultan et Khayr al-Dîn, ce qui me paraît tout à fait différent!

- Peut-être! répliquai-je. Mais attendez-vous de moi que je me lance dans la bataille à mains nues pour reconquérir Alger au bénéfice d'un sultan que je n'ai jamais vu?

Ils éclatèrent de rire en se donnant de grandes claques sur l'épaule l'un de l'autre, puis crièrent en choeur, les joues empourprées par la boisson:

- Ah, quel excellent hakim avons-nous là! Son regard d'aigle sait discerner les choses cachées! Mikaël, tu as deviné exactement ce que nous attendons de toi: reconquérir Alger à mains nues et proclamer gouverneur le grand amiral Khayr al-Dîn! Il pourra ainsi en chasser les incroyants, imposer enfin la paix sur ces malheureux rivages, et en terminer avec l'obstruction que ces maudits Espagnols font à nos entreprises navales.

- Eh bien, puisque vous reconnaissez enfin que je suis un hakim, un médecin, je vous interdis de boire une goutte de plus! Votre esprit est déjà suffisamment embrumé! La cité d'Alger n'est-elle point immense, redoutable et entourée de murailles inexpugnables?

- Certes, tu dis vrai! reprirent-ils d'une seule voix. C'est une ville resplendissante construite au bord de cette mer couleur d'azur, un joyau brillant de mille feux que notre capitaine Khayr al-Dîn désire placer à côté du croissant sur le turban du sultan Soliman. Et n'oublie pas que la ville entière n'est protégée que par la forteresse espagnole qui bloque l'entrée du port en empêchant la libre navigation.

- Quelle malédiction est donc sur moi, m'exclamai-je en arrachant le turban de ma tête, pour que je tombe chaque fois sur des fous qui, ou bien font de moi leur dupe ou bien me demandent l'impossible!

- Ecoute, Mikaël! reprit Abou al-Kassim sur le ton de la conciliation. Nous t'offrons ici la chance d'accomplir de grandes actions qui t'apporteront gloire et honneur. Tant de crimes, de fratricides, de querelles et tant de débauches ont marqué le règne des Hafsides que leur chute ne peut qu'être un acte agréable à Dieu. Baba Aroush est mort en tentant de les renverser, ses deux frères Elias et Ishak sont tombés dans le même combat, et seul de la famille reste à présent vivant le plus jeune qui s'appelle Khayr al-Dîn.

- La tête me tourne avec tous ces noms que vous m'assenez d'un seul coup! leur dis-je. D'ailleurs je ne comprends guère comment toi, un trafiquant de parfums bon marché, tu peux parler de cet amiral comme si c'était ton propre frère!

- Le sage cache son trésor, intervint alors Sinan. Ne juge jamais un homme sur sa vêture ou sur son apparente pauvreté. Moi-même, misérable entre les misérables, je suis juif de naissance et j'ai dû me convertir au christianisme avant de pouvoir prendre le turban et reconnaître le Prophète, la bénédiction sur lui!

Puis, les larmes dans les yeux, il poursuivit:

- Nous qui arrachons notre pauvre pitance en courant sur les mers, nous sommes faibles pris séparément. Nous devons donc unir nos forces à présent que des nuages de tempête s'amoncellent à l'horizon, particulièrement à l'ouest. Et nous devons aussi poser les fondements d'un solide pouvoir maritime sous l'égide du sultan, afin qu'il reconnaisse Khayr al-Dîn bey d'Alger et lui envoie un kaftan d'honneur avec un fouet de la queue d'un cheval. Voilà donc tout le problème: prendre d'abord Alger pour ensuite construire un arsenal et une base d'opérations en mer.

Ainsi Sinan le Juif me révéla-t-il ce soir-là, la conspiration des pirates, qui me parut infaillible; j'étais même prêt à reconnaître qu'ils avaient choisi le moment idéal pour la mener à bien puisque l'empereur était occupé dans une guerre sans merci avec le roi de France, le pape, Venise et qu'en outre, il avait dispersé ses forces d'une manière inconsidérée en envoyant une partie de sa flotte conquérir de nouvelles terres par-delà l'océan occidental. Personnellement, je n'éprouvais aucun attachement particulier à l'égard de son impériale majesté, même si j'avais participé au sac de Rome sous ses couleurs, mais je n'avais pas davantage l'envie de perdre ma tête au service de Khayr al-Dîn.

- Rassemblez donc votre flotte, attaquez Alger comme des braves et gagnez la bataille pour votre sultan! dis-je. Le temps est propice et nul doute que Soliman se fera le plus grand plaisir de vous envoyer des kaftans d'honneur aussi bien que des queues de cheval!

- Non, non, on ne peut agir ainsi! répondirent-ils avec un bel ensemble. Il faut que ce soient les habitants eux-mêmes qui renversent leur souverain et appellent à leur tête Khayr al-Dîn. Nos forces sont beaucoup trop faibles pour prendre la place d'assaut - surtout avec les tribus berbères, qui nous sont hostiles, sur nos arrières. Nous le savons fort bien car nous avons essayé.

- Tu vas venir avec moi à Alger, poursuivit Abou al-Kassim, où tu acquerras une réputation de médecin. Tu étudieras également à l'école de la mosquée et tu seras circoncis pour gagner la confiance de tes professeurs. Ton frère pourra gagner sa vie comme lutteur sur la place du marché près de la mosquée. S'il est aussi fort que ce que nous croyons et espérons, sa renommée ne manquera pas de parvenir rapidement aux oreilles du sanguinaire Sélim ben-Hafs qui le fera appeler pour voir une démonstration de son art. Enfin la jeune fille, dont les yeux ressemblent à des joyaux de couleur différente, lira dans le sable en traçant des lignes avec ses doigts et fera à propos d'utiles prédictions.

- Veux-tu dire que tu ne vas pas me séparer de mon frère, et que tu prends aussi Giulia et que... et que je puis garder mon petit chien? bégayai-je d'étonnement.

Sinan le Juif me fit un signe d'assentiment et, le regard adouci par le vin, ajouta:

- Tel était le message du livre sacré. Si nous gagnons, de grandes tâches t'attendent dans l'avenir à côté desquelles cette mission ne paraîtra plus qu'une simple mise à l'épreuve de ta loyauté.

- Et en quoi cela augmenterait-il mon intérêt pour vos projets? ricanai-je. Si je réussis cette fois, ce ne sera que pour me voir charger de travaux toujours plus difficiles jusqu'à ce que je croule sous leur poids. Et que savez-vous de ma loyauté? Qu'est-ce qui m'empêcherait, une fois arrivé à Alger, de me rendre directement chez Sélim ben-Hafs et de lui révéler vos plans?

L'oeil unique de Sinan brillait d'une lueur glaciale tandis qu'il me disait:

- Esclave! Tu n'en retirerais qu'une joie brève bientôt suivie d'une misère beaucoup plus grande; tôt ou tard, Khayr al-Dîn finirait par t'attraper pour t'écorcher vif et te faire rôtir à la broche.

- Du calme, Sinan! coupa Abou al-Kassim en levant la main avec un sourire. Je connais le coeur des hommes et puis t'assurer que Mikaël el-Hakim ne te trahira pas. Inutile de chercher comment je le sais, je ne saurais le dire et je pense d'ailleurs que Mikaël lui-même l'ignore.

Sa confiance m'alla droit au cour parce qu'en songeant à ma vie passée, je savais que ni lui ni personne ne pouvait y trouver de solides encouragements à se fier à moi, même si l'on ne pouvait jamais mettre en doute la pureté de mes intentions.

- Je ne suis qu'un esclave qui ne peut agir de sa propre volonté, répondis-je. Mais si Abou al-Kassim me donne sa confiance, je ferai tout pour tenter de m'en montrer digne. Répondez encore à une question: un esclave peut-il posséder des esclaves?

Je vis que cette demande les prenait au dépourvu et néanmoins Sinan le Juif répondit aussitôt:

- Naturellement! Un esclave peut acquérir des esclaves s'il a atteint une position honorable, mais il continue cependant d'appartenir à son maître.

- Alors je me soumets à la volonté d'Allah, dis-je, tout à fait réconforté, et si ma loyauté doit m'amener au trépas, cela est écrit et je n'y puis rien faire. Ô mon maître Sinan, montre-toi noble et généreux, et promets de me donner ton esclave Giulia si j'accomplis ma mission avec succès, ce dont je doute sérieusement.

- Esclave, qui donc es-tu pour ainsi marchander avec moi? dit Sinan en se caressant la barbe du bout de ses doigts maigres.

- Marchander? repris-je surpris. Une telle promesse n'augmenterait en rien ma loyauté ou mon empressement à te servir; d'ailleurs je ne puis même pas dire si ton consentement m'apportera bonheur ou malheur. Quoi qu'il en soit, je te supplie humblement de promettre que tu me l'accorderas!

Sinan retourna la jarre vide d'un air triste avant de me répondre:

- Ma propre générosité me fait monter les larmes aux yeux. Mon cher esclave Mikaël, je jure que le jour où Khayr al-Dîn franchira triomphalement les portes grandes ouvertes d'Alger, la fille sera à toi; je te céderai mes droits sur elle devant témoins. Que le diable m'emporte si je romps cette promesse!

Il versa quelques larmes d'émotion, me prit dans ses bras et Abou al-Kassim vint également se joindre à nous. Ensuite Sinan repoussa le beau tapis du bout du pied, se saisit d'un anneau de cuivre scellé dans une des dalles de marbre qui couvraient le sol de la pièce où nous nous trouvions et le tira au prix d'un grand effort. Puis, sans plus se soucier de sa dignité, il se coucha de tout son long, introduisit son bras dans le trou et le ramena en brandissant une jarre de vin frais.

Je n'ai plus qu'un vague souvenir de ce qui se passa ensuite; tout ce que je sais, c'est que lorsque j'ouvris les veux le lendemain matin, j'étais couché la barbe de Sinan dans une main et les doigts de pied d'Abou al-Kassim dans la bouche. J'avoue que mon réveil ne fut rien moins qu'agréable.

Après un bain turc et un massage, j'avais si bien repris mes esprits et me sentais si heureux de vivre que je ne savais plus si je n'avais point rêvé les événements du jour précédent. Hélas, après la prière de midi, Sinan m'intima l'ordre de me préparer pour le voyage.

Abou al-Kassim nous conduisit au crépuscule vers un petit vaisseau ancré dans le port. Giulia, entièrement voilée, était également avec nous mais bien trop fière pour nous adresser la parole. Poussés par un bon vent, nous nous trouvâmes bientôt en pleine mer. Ainsi mon nouveau maître quittait-il l'île de Djerba, d'une manière aussi silencieuse et discrète qu'il y était venu.

Je restai dehors à contempler les ténèbres et me passai la main sur le cou: il me parut plus maigre que jamais et je me pris à penser aux périls dans lesquels, en dépit de toutes mes bonnes intentions, ma malheureuse étoile venait encore de me plonger.

~ Livre II ~


LE LIBERATEUR

VIENDRA DE LA MER







Nous ne débarquâmes pas directement à Alger parce que, selon Abou al-Kassim, les Espagnols qui tenaient la forteresse sur l'île à l'entrée du port avaient accoutumé d'arrêter et de fouiller tous les navires qui cherchaient à entrer. Pour cette raison, nous touchâmes terre un peu plus loin sur la côte; nous n'étions d'ailleurs pas les seuls à transporter des marchandises jusqu'à la ville par des chemins détournés. Dans la baie abritée où nous jetâmes l'ancre, il y avait en effet nombre de petites embarcations dont les propriétaires ne tarissaient point d'injures contre Sélim ben-Hafs et les Espagnols qui empêchaient l'honnête commerce. Ces bateaux déchargeaient des chrétiens captifs et du butin enroulé dans des tapis sur lesquels on pouvait voir, au lieu des sceaux habituels, des taches de sang frais. Je me sentis accablé par ce spectacle.

Nous passâmes la nuit dans la cabane d'un paysan basané, homme silencieux ami d'Abou al-Kassim. Le lendemain, ( suite dans le livre... )






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